Ut pictura poesis, comme la peinture, la poésie. N’est-ce pas là ce que tente de faire Huysmans dans Là-bas ? Si les liens texte/image sont toujours très présents dans ses romans, ils sont aussi très signifiants et nous nous proposerons d’identifier ce riche dialogue entre les arts. Dans Là-bas, l’image prend d’abord le sens grec de l’εἴδωλον (eidolon), car elle montre ce qui n’est pas, ou plutôt, ce qui est absent. Par sa synchronie, elle révèle le sens caché du texte. Elle prend ensuite le sens d’εἰκών (eikon), devenant une reproduction fidèle par le recours à l’ekphrasis. Enfin, l’image devient φάνταὓμα (fantasma) pour dévoiler la subjectivité de la représentation. Les peintures, inscrites dans un contexte particulier, déteignent dans l’écriture symboliste pour révéler l’héritage de la création.
I. Le « naturalisme spiritualiste » de Matthias Grünewald
En commençant le récit par un débat esthétique, Huysmans présente l’idéal durtalien d’un naturalisme spiritualiste dans la contemplation du retable de Tauberbischofsheim. Durtal est un écrivain en crise face au genre romanesque, il se tourne donc vers la peinture pour découvrir un nouveau moyen de transmission :
« La révélation de ce naturalisme, Durtal l’avait eue, l’an passé, alors qu’il était moins qu’aujourd’hui pourtant excédé par l’ignominieux spectacle de cette fin de siècle. C’était en Allemagne, devant une crucifixion de Mathaeus Grünewald ». (Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, Paris, Flammarion, 1978 ; rééd. Paris, Tresse & Stock, 1891. p. 37.)
La célèbre ekphrasis de la Crucifixion se fait alors matrice créatrice de l’esthétique huysmansienne. Par la matérialité du corps crucifié, le peintre allemand dévoile la transfiguration christique.
Cependant, la fonction épiphanique du retable réside dans l’imagination du spectateur qui décèle l’espérance de la Résurrection, derrière la souffrance de la Passion : la douleur deviendra extase, la laideur se fera beauté et la tristesse se changera en grande joie. En effet, la résurrection, c’est l’action de se relever, de renaître. De même, l’écriture huysmansienne meurt et renaît dans Là-bas. En tournant le dos au naturalisme, le dandy converti enterre le genre romanesque de Zola pour mieux réaliser son idéal. Dans la peinture allemande, c’est le Portement de croix, situé au dos du retable, qui révèle la puissance symbolique du peintre.
En effet, l’analyse structurale du tableau définit le point central juste au-dessus des yeux du Christ suppliant. Ce regard, semblable à celui jeté au Ciel lorsqu’il s’écrit « Eloï, Eloï, lama sabactani? », pourrait donc définir la présence du Père dans la toile. De la même manière, l'inscription gravée sur l’entablement dévoile le sacrifice du Dieu fait homme : «ER·IST·UMB·UNSER·SUND·WILLEN·GESCLAGEN », « Il a été battu pour nos péchés » (Il s’agit d’une citation extraite du quatrième « Chant du Serviteur » du Livre d'Isaïe. Voir Isaïe, 53, 5). Et c’est bien la laideur du péché de l’homme que porte sur lui le Fils crucifié :
« Ce Christ au tétanos n’était pas le Christ des riches, [...] c’était [...] le Christ des premiers siècles de l’Eglise, le Christ vulgaire, laid, parce qu’il assuma toute la somme des péchés et qu’il revêtit, par humilité, les formes les plus abjectes ».
(Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 38).
En représentant la souffrance christique par les ravages de l’ergotisme, le peintre s’inscrit ainsi à rebours de l’académisme, dans la tradition de l’imitatio christi. De la même manière, Durtal souhaite « garder la véracité du document, la précision du détail » tout en étant « puisatier d’âme » (Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 36) pour rechercher une modalité de représentation qui soit la manifestation effective de l’esprit. Pour cela, le double de l’auteur se tourne vers le passé qui semble être une source d’inspiration plus propice que « l'ignominieux spectacle de cette fin de siècle ». Là-bas, c’est donc la quête d’un ailleurs médiéval qui anime l’écriture romanesque pour s’éloigner du naturalisme. Cependant, la transposition littéraire de la peinture de Grünewald est un projet mort-né, car contrairement au peintre, Durtal fait face aux contraintes temporelles de la littérature. Dans son article « Un tableau peut en cacher un autre : sur Là- bas de Huysmans », Julia Przybos dévoile ainsi l’aveuglement du narrateur qui éclaire, paradoxalement, la démarche poétique de Huysmans. En effet, une autre image fait office d’εἴδωλον. Il s’agit du Saint-Jérôme de Joachim Patinir, que Durtal est incapable d’identifier.
Pourtant, ce tableau apparaît à plusieurs reprises dans le roman, comme pour rappeler au lecteur attentif, qu’il est le véritable modèle de l’écriture : comme le peintre, Huysmans remet ainsi en cause le cadre spatio-temporel. Si le premier utilise la route pour marquer la continuité spatiale et raconter le pèlerinage du père de l’Église, le second fragmente son récit pour donner à entendre l'intermittence qui relie le Moyen Âge et le XIXe siècle. Les rôles s’inversent : l’image devient donc diachronique et le roman synchronique.
II. De la poétique de l’Incarnation à celle de la Révélation
Si le cycle de Durtal commence par le satanisme de Là-bas (1891), le narrateur se met ensuite En route (1895) vers La Cathédrale (1898) et poursuit son chemin de foi par l’oblature, dans L’Oblat (1903). On passe ainsi de l’esthétique de l’Incarnation à celle de la Révélation. Dans un premier temps, l’admiration de Grünewald entraîne Durtal dans une poétique de la violence. Puis, au fil des livres, le modèle artistique se transforme et c’est la douceur de Beato Angelico qu’il convient d’imiter.
Ainsi, à l’image du retable, l’écriture de Là-bas est malade, rongée de l’intérieur. Le ton est à l’horreur et à l'obscénité, car c’est par la défiguration que survient la transfiguration. La laideur du corps putréfié répond alors aux cris des enfants assassinés et Durtal révèle, sans faillir, les turpitudes de Gilles de Rais. Mais lorsque le récit prend fin, la « peinture se lève » pour rendre compte du mystère de l’Incarnation : le Christ est ressuscité et le duc de Retz est sauvé par le pardon des parents des victimes. Ainsi le roman se termine sur les mots plein d’espoir de Carhaix :
« Ici-bas, tout est décomposé, tout est mort, mais là-haut ! Ah ! je l’avoue, l’effusion de l’Esprit Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l’annoncent sont inspirés ; l’avenir est donc crédité, l’aube sera claire ! ».
(Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 282.)
Le sonneur prophétise ainsi un autre là-bas, un là-haut qui attend Durtal dans le cycle de la conversion. Après Là-bas, dans La Cathédrale, le modèle d’écriture s’appuie davantage sur Le couronnement de la Vierge de Beato Angelico.
On passe ainsi de la laideur à la beauté, de la matière à l’esprit, de la poétique « coup de poing » à l’écriture symboliste. Cette métamorphose se caractérise par la déclaration épistolaire de Huysmans à l’abbé Ferret :
« Je ne pourrais plus faire un livre profane, un livre où il ne serait pas question tout le temps de Lui ». Dès lors, le roman perd son garde-fou générique, la narration s’efface pour laisser place aux divagations et aux digressions. Ainsi, Si Grünewald est « le plus forcené des réalistes » et « le plus forcené des idéalistes » (Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 40), Beato Angelico en revanche est « le peintre de l’âme immergée en Dieu, le peintre de ses propres aîtres » ( Joris-Karl HUYSMANS, La Cathédrale, Paris,Tresse & Stock, 1898 ; rééd. Paris, Gallimard, coll.« Folio classique », 2017, p. 215). C’est la raison pour laquelle Huysmans suit son exemple dans l’écriture de La Cathédrale : Le couronnement de la Vierge devient « un plaidoyer pro domo, [un] art poétique qui d’inaccessible devient imitable » dans l’esthétique de la Révélation.
III. De la pénitence à la rédemption : la fantasmagorie mystique du péché
Pour comprendre véritablement le dialogue texte/image qui unit Huysmans et Grünewald, il faut enfin s’intéresser au contexte de création du retable de Tauberbischofsheim. Il a vraisemblablement été commandé par l'archevêque de Mayence, Albert de Brandebourg, entre 1520 et 1525. À cette époque, la ville de l’imprimerie voit croître l’influence de Luther, à laquelle les prédicateurs, comme Wolfgang Fabricius Köpfel Capiton et Caspar Hedio, sensibilisent les fidèles, par des prêches humanistes. L’un et l’autre tentent de réformer l’Église en nourrissant l’angoisse des âmes dans une perspective salutaire. Ils dénoncent ainsi la richesse corruptrice des catholiques pour asseoir l’autorité du « Christ des pauvres » , tout en invitant à la pénitence. C’est la raison pour laquelle la représentation de Grünewald s’éloigne de celle des « débonnaires Golgatha » (Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 39) de la Renaissance, dont parle Durtal dans son ekphrasis. Au contraire, des peintures italiennes, marquées par le catholicisme, l’iconographie allemande se transforme donc pour révéler toute la misère humaine : les jambes sont « tordues », les pieds
« spongieux et caillés », la tête « tumultueuse et énorme » (Id., p. 38). Le Fils revêt ainsi véritablement le péché des hommes pour ouvrir le chemin de la rédemption.
Ce n’est donc pas un hasard si Les Révélations de Brigitte de Suède reviennent à la mode à la fin du XVe siècle pour inspirer les terribles représentations des peintres germaniques. En effet le texte est écrit au XIVe siècle, puis traduit en allemand en 1492 où il connaîtra un véritable succès. Dans ses visions, la sainte décrit le péché comme la peste et révèle la putréfaction de l’âme par la pourriture du corps. Dans le livre I, au chapitre 23, elle dresse ainsi un portrait terrifiant de « l’homme feint et dissimulé » :
« L'homme feint et dissimulé ressemble à l'homme riche, beau, fort et généreux dans le combat de son seigneur. Mais n'ayant plus son casque sur sa tête, il est abominable à voir et il ne peut rien faire. Son cerveau paraît creux et vide ; il a les oreilles au front et les yeux derrière la tête ; son nez est coupé ; ses joues sont ridées et enfoncées ; il ressemble à un homme mort ; sa mâchoire du côté droit, sa gorge et la moitié des lèvres, sont tombées, de sorte qu'il n'y a du côté droit que le gosier qui paraît tout nu ; sa poitrine est pleine de vers qui y fourmillent ; ses bras sont comme deux serpents. Il porte dans son cœur un scorpion pernicieux ; son dos est comme un charbon brûlé ; ses intestins, corrompus et puants, sont comme de la chair en putréfaction ; ses pieds morts sont sans mouvement, incapables de marcher ».
(Les Révélations de Sainte Brigitte de Suède, trad. du latin par Jacques Febraige, docteur en théologie, Avignon, Seguin aîné, 1850, Livre I, chap. 23).
Huysmans n’a sans doute pas lu les Révélations. Pourtant, l'intertextualité existe bel et bien entre les deux descriptions d’un corps gangrené par le péché. En effet, Brigitte de Suède expose l’hypocrisie de l’homme en dévoilant sa laideur en plusieurs étapes. Dans un premier temps, elle en évoque la défiguration [« sa mâchoire du côté droit, sa gorge et la moitié des lèvres, sont tombées, de sorte qu'il n'y a du côté droit que le gosier qui paraît tout nu »]. De la même manière, l'ekphrasis huysmansienne évoque « tous [c]es traits renversés [qui] pleuraient, tandis que la bouche descellée riait avec sa mâchoire contractée par des secousses tétaniques, atroces ». En outre, l’homme feint a « sa poitrine [...] pleine de vers qui y fourmillent » et le Christ « les chairs gonfl[ées], salpêtrées et
bleuies, persillées de morsures de puces, mouchetées comme de coups d’aiguilles ». La description des bras, elle aussi, n’appartient pas à la même isotopie, mais elle découle cependant de la même image : ce sont « deux serpents » selon la sainte suédoise, tandis que Huysmans les décrit comme étant « garrottés dans toute leur longueur par les courroies enroulées des muscles ». Enfin, les « pieds morts sont sans mouvement, incapables de marcher », chez l’une et sont « spongieux et caillés » chez l’autre. Le portrait de l’homme feint étant issu d’une traduction, il n’est pas comparable textuellement avec l'œuvre huysmansienne. Cependant, la ressemblance invite à penser à une double transposition, du texte à l’image d’abord, puis de l’image au texte ensuite. Par le biais de Grünewald, le romancier convertit semble donc hériter des révélations mystiques de la sainte suédoise.
Par ailleurs, la violence de la peinture traduit l’emportement des visions de sainte Brigitte. En effet, elle prônait, comme les prédicateurs de la Réforme après elle, la pénitence et la contrition. Dans Là-bas, le concept de repentance s’incarne ainsi dans le processus imaginaire de renversement. Il faut « descendre pour monter la tête en bas », « plonge[r] au fond de l’abîme »pour apercevoir « l’aube [...] claire » dont parle Carhaix à la fin du roman. Dans son article, Grant Kaiser analyse bien le motif de « la tête en bas » qui naît, au milieu du récit, de la vision infernale de Gilles de Rais dans la forêt :
« Ici, l’arbre lui apparaît comme un être vivant, debout, la tête en bas, enfouie dans la chevelure de ses racines, dressant des jambes en l’air, les écartant, puis se subdivisant en de nouvelles cuisses qui s’ouvrent, à leur tour, deviennent de plus en plus petites, à mesure qu’elles s’éloignent du tronc ». (Joris-Karl HUYSMANS, Là-bas, op. cit., p. 270).
La comparaison terrible issue de la vision du Maréchal s’apparente ainsi à une « métamorphose continue, à une ébauche glissante d’images érotiques floues ». Cependant, le dynamisme verticalisant de l’arbre-phallus construit paradoxalement un lieu de passage entre l’Enfer et le Ciel, un lien entre la tête en bas des futaies de Tiffauges et la tête en haut du Christ crucifié. Cette image trouve d’ailleurs sa source dans « L’Enfer » dantesque : au chant XXXIV, Virgille change de sens, et, pour monter vers le sommet, il met la tête en bas. En cela, la poétique d’inversion s’apparente à la notion de substitution mystique car Gilles de Rais peut rêver au salut grâce aux prières des parents des enfants assassinés. Le motif de l’arbre se transforme ainsi dans La Cathédrale pour devenir le temple de pierre qui élève l’âme du fidèle.
Lara Breuilh
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