La maison de vente Bonhams à Londres présentera, lors de sa vente Maîtres anciens du 17 décembre prochain, une Vierge à l’enfant entourée d’anges assez remarquable. Référencée comme une Ecole néerlandaise du XVIe siècle, la fiche du catalogue évoque des analogies avec la Vierge à l’Enfant et saint Jean-Baptiste de Grégoire Guérard conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon.
Nous exposerons dans ce court papier notre avis sur ce tableau, accompagné d’éléments visant à appuyer notre propos. Le débat est ouvert.
Le tableau qui sera vendu le 17 décembre présente nombre d’influences flamandes et hollandaises. Tout d’abord, le "style italianisant d'Anvers" de Jan Gossaert, dit Mabuse, transparaît très clairement. Le visage penché de la Vierge, les paupières lourdes, la sérénité générale, évoquent les compositions du peintre. D’autre part, ce tableau semble trahir la culture haarlémoise de l’artiste. Le dessin incisif, les formes plastiques, la palette que l’on devine vive - aujourd’hui ternie par les vernis - et la monumentalité de la figure de la Vierge nous rappellent l’art de Jan van Scorel, qui se forma sans doute auprès de Gossaert, et de son élève Maarten van Heemskerck. Nous pouvons plus précisément citer La Madone aux Roses du premier (Centraal Museum à Utrecht) et Le Repos de la Sainte Famille du second (National Gallery de Washington), deux œuvres exécutées autour de 1530.
Cette Vierge à l’Enfant est également nourrie de références italiennes. Il y d’abord la structure pyramidale de la composition, renvoyant à des modèles illustres tels que la Sainte Anne de Léonard de Vinci et les madones de Raphaël. Le visage de la Vierge recèle une part de l'art de Giovanni Bellini. Nous semblons être ici confrontés à un artiste d’origine hollandaise qui, nourri de références locales, fait sienne la leçon italienne. Il a pris connaissance des grandes réalisations transalpines par la gravure mais il a aussi sans doute lui même fait le voyage en Italie. La posture élégante de la Vierge et le cadre architectural peuvent renvoyer à certaines estampes de Marcantonio Raimondi.
Nous citons ensuite le nom de Bartholomeus Pons. Deux réalisations nous poussent ici à évoquer cet artiste : les bannières représentant Saint Germain offrant une église à la Vierge ainsi que saint Etienne et saint Amâtre, conservées au Musée des Arts décoratifs à Paris (1536).
Evoquons un instant cet artiste précisément d'origine hollandaise. On trouve une première trace de Bartholomeus Pons en 1518 à Tournus, chez Grégoire Guérard. Sans doute s’y serait-il installé après un voyage à Rome. Il est ensuite documenté à Egmond (Pays-Bas actuels) en 1523-1524 avant de se mettre au service des Dinteville en Bourgogne dans les années 1530. À la suite de l’exil de François II de Dinteville et de ses frères à la fin des années 1530, Pons s’installe à Troyes.
Longtemps le peintre fut associé à la figure d’un certain Felix Chrétien, chanoine de la cathédrale d’Auxerre dans les années 1540. Une tradition attribuait dès le XVIIIe siècle à ce dernier une Lapidation de saint Étienne et le célèbre Retable de sainte Eugénie conservé à Varzy dans la Nièvre. Pour que soit définitivement écartée cette idée encore reprise au début du XXe siècle, il faut attendre les années 1960. Le nom de Félix Chrétien, dont l’activité de peintre n’est pas prouvée, est alors totalement écarté. Bartholomeus Pons est par la suite nommé « Pseudo Félix Chrétien » et bientôt « Maître de Dinteville ». L’artiste est, avec Grégoire Guérard, au cœur du programme de recherche "Peindre en France à la Renaissance" mené par Frédéric Elsig.
La Vierge à l’Enfant de la maison de ventes Bonhams nous semble par certains aspects assez proche des bannières conservées aux Arts décoratifs, notamment de celle mettant en scène saint Germain et la Vierge. C’est en effet la Vierge qui nous intéresse ici. Une physionomie assez dure, une petite bouche pincée, des paupières presque complètement closes mais tout de même une relative sérénité marquent les deux expressions. Les morphologies ne sont pas si éloignées, tout comme le traitement des cheveux et de la raie médiane.
D’autre part, on note l’utilisation d’un vocabulaire ornemental sensiblement proche appliqué à ces deux réalisations. Les entrelacs végétaux décoratifs dorés, peints dans la partie supérieure de la composition évoquent ceux représentés sur les panneaux du musée des Arts décoratifs. Nous l'avons vu, ces motifs reflètent une influence italienne très tôt assimilée par des peintres flamands comme Jan Gossaert, en témoigne une Vierge à l’Enfant attribuée au cercle du peintre et conservée au musée Calouste Gulbekian (3).
Les motifs losangiques représentés sur le col et les manches de la Vierge de la bannière des Arts décoratifs sont similaires à d’autres motifs, présentant chacun en leur centre une perle, peints sur la draperie tendue derrière la Vierge de Londres. Cette draperie présentent également des motifs ornementaux circulaires, eux-aussi contenant en leur centre une perle, dont la forme et le traitement évoquent certains détails d'un panneau conservé au Metropolitan Museum of Art de New York, Moïse et Aaron devant Pharaon. Œuvre de référence de Bartholomeus Pons, il s’agit de la dernière commande passée au peintre par les Dinteville en 1537. Un tableau d’importance puisqu’il faisait, dans leur château de Polisy, pendant aux célèbres Ambassadeurs de Hans Holbein (National Gallery de Londres). Toutefois, la qualité des motifs, très vraisemblablement issus de poncifs d'atelier, est inférieure sur le panneau de Londres.
D’autre part, comme notifié dans le catalogue de la vente, ce panneau présente des analogies, infimes, avec la Vierge à l’Enfant et saint Jean-Baptiste de Grégoire Guérard conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon. La notice en question évoque une proximité des éléments ornementaux et décoratifs. Il est vrai que les entrelacs du lustre sont très proches de ceux situés dans la partie supérieure du panneau de Londres. Mais ceux-ci recèlent sans doute plutôt une part de la tradition de l'atelier du maître que du maître lui-même.
Ce qui retient notre attention, ce sont les positions de la Vierge et de l’Enfant. Nous ne pensons pas que Grégoire Guérard soit intervenu dans la réalisation de cette œuvre. Nous n’y retrouvons de plus pas ses physionomies singulières, ses carnations métalliques et son dessin acéré, autant d'éléments qui caractérisent une partie assez importante de sa carrière. Cependant, force est de constater que cette Vierge présente une composition reprenant deux éléments de la Vierge de Dijon du maître, à savoir l’orientation et la position de l’Enfant ainsi que la longue mèche de cheveux tombant sur l’épaule gauche de la Vierge.
La Vierge de Grégoire Guérard conservée au musée des Beaux-Arts de Dijon semble être une œuvre clé dans la carrière de ce dernier dans le sens où elle démontre son assimilation, précoce, d’une certaine manière italienne.
D’abord attribuée à un de ses proches collaborateurs par Frédéric Elsig, elle est aujourd’hui rendue au maître et rapprochée chronologiquement du Triptyque d’Autun, à savoir 1515.
La construction de ce tableau s’inspire très clairement de la Madone d’Orléans réalisée vers 1507 par Raphaël (Musée Condé de Chantilly). Nous savons que Grégoire Guérard part en Italie vers 1515 et revient en France les bagages remplis de nouvelles inspirations et références. Il s’installe à Tournus en 1518 et y fonde un atelier promis à un grand succès. C’est peut-être à ce moment précis qu’il réalise cette Vierge.
D’autre part, comme nous l’avons évoqué, Bartholomeus Pons est précisément documenté à Tournus en 1518, chez Guérard. Sans doute a-t-il travaillé avec le maître. Une influence mutuelle, teintée d’italianisme, est alors presque certaine. Il est d’ailleurs probable que les deux artistes, qui se seraient justement rencontrés en Italie, aient tissé une solide amitié. Cette possibilité est appuyée par leurs parcours mutuels : ensemble à Tournus en 1518 avant de suivre de voies différentes mais se retrouvant potentiellement à Troyes à la fin des années 1530. Grégoire Guérard n’est plus documenté (car décédé ?) après 1538 mais son atelier est prospère jusque dans les années 1560.
En conclusion, il nous paraît probable que la Vierge et l'Enfant entourée d'anges bientôt vendue par la maison Bonhams fut réalisée dans un contexte bourguignon, dans la première moitié du XVIe siècle, par un "romaniste", un artiste d’origine hollandaise ayant voyagé en Italie. Une influence de Grégoire Guérard est à faire entrer dans l’équation et le nom de Bartholomeus Pons est à évoquer. Une œuvre de son entourage ? Quoiqu'il en soit, ce panneau est à signaler.
Références bibliographiques
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- Thuillier J. Études sur le cercle des Dinteville. I. L’énigme de Félix Chrestien, dans Art de France, I, 1961, p.55-75.
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- Terlinden C., Bernet Kempers A.J., Crick-Kuntziger M. et Lavalleye J., Bernard van Orley. 1488-1541, Bruxelles, Dessart, 1943.
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