C’est à quelques kilomètres d’Autun, dans une demeure familiale du Morvan, que le tableau a été découvert. Cette Annonciation, engoncée dans un cadre récent, a de quoi intriguer. La scène, le pan de mur à bossage en arrière plan, la faune foisonnante et le paysage montagneux nous évoquent l’Italie du Quattrocento, l’art de Gentile da Fabriano ou encore d'Antonio Vivarini, le "Masolino vénitien" comme le qualifia Roberto Longhi. Ce dernier est justement rapproché de l'œuvre par le cartel - moderne - apposé sur le cadre, une attribution défendue par l’historien d’art Mattia Vinco, spécialiste de la Renaissance vénitienne, et par la maison de ventes Aguttes.
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna (?), Annonciation, vers 1440-1445. Tempera sur panneau de bois et stuc doré, 98x90 cm. Aguttes, vente le 17 juin 2021.
Datée des années 1440-1445 par Mattia Vinco, l’œuvre d’un grand raffinement combine surfaces peintes et estampées d’or. La composition incorpore des étendues vallonnées et montagneuses en arrière-plan, agrémentées d'un certain nombre de détails narratifs tels deux lapins jouant, un oiseau, un berger surveillant un troupeau ou encore une forteresse.
On note également la présence assez étonnante d'un paon derrière la colonne centrale, allusion ici à la Résurrection. L’espace dans lequel se développe la description narrative de l'Annonciation est meublé à la mode contemporaine.
Cet espace intérieur est construit par trois colonnes d’or au premier plan et deux autres peintes au second. L’ange de l’Annonciation aux ailes colorées se tient devant la Vierge. L’ensemble de l’iconographie est complété par la colombe et de Dieu le Père entouré de chérubins. Enfin, le solide mur à bossage se trouvant dans la partie centrale de la composition rappelle la conception de la Vierge comme Porta Clausa.
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna (?), Annonciation (détails), vers 1440-1445. Aguttes / ©NB
L’attribution à Antonio Vivarini, dit aussi da Murano, est soutenue par Mattia Vinco mais doit être selon lui complétée par le nom de Giovanni d'Alemagna.
Les deux hommes, beaux-frères, travaillent en équipe dans les années 1440. Ils réalisent alors des commandes d’importance à Venise. Il est cependant encore difficile de déterminer le rôle précis joué par Antonio et Giovanni dans les polyptyques qu'ils ont tous deux signés et il est donc envisageable de supposer que leur collaboration concernait aussi bien la conception que l'exécution. L'œuvre la plus importante, fruit de leur collaboration, est le grand Polyptyque de sainte Sabine à San Zaccaria de Venise, réalisé en 1443 et installé dans la chapelle San Tarasio.
La rencontre avec Masolino puis Uccello, qui amènent tous deux les innovations toscanes, induit une réaction dans la lagune. La tradition gothique à fond d'or persiste mais l'espace se creuse, témoin de l'assimilation d'un nouveau sens de la perspective et du modelé. Le grand Triptyque de la Vierge à l'enfant en majesté entourée d'anges entre les docteurs de l'Église (saints Grégoire, Jérôme, Ambroise et Augustin), réalisé en 1446 par Vivarini et d'Alemagna, intègre ces nouvelles préoccupations. Celles-ci s'accentuent encore lors de la venue des deux artistes à Padoue et leur rencontre avec Mantegna : ils participent sous la direction de l'artiste mantouan à la décoration de la chapelle Ovetari de l'église des érémitiques vers 1448. Pour approfondir le sujet, nous renvoyons ici nos lecteurs au catalogue de l'exposition Les Vivarini. La splendeur de la peinture, entre Gothique et Renaissance présentée au Palazzo Sarcinelli de Conegliano en 2016 (sous la dir. de G. Romanelli).
De gauche à droite :
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna, Polyptyque de sainte Sabine, 1443. Eglise San Zaccaria, Venise
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna, Triptyque de la Vierge à l'enfant en majesté entourée d'anges entre les docteurs de l'Église (saints Grégoire, Jérôme, Ambroise et Augustin), 1446. Gallerie dell'Accademia, Venise
Toujours d'après Mattia Vinco, l'Annonciation découverte en Bourgogne aurait été décrite par Carlo Ridolfi dans son livre Le Maraviglie dell'arte (Venise, 1648, p.21). En effet, dans le chapitre consacré à Giovanni, et Antonio Vivarini, il écrit : "A Confrati della Carità fecero l'Annunciata" ("Ils ont fait une Annonciation pour les frères de la Carità").
L’église Santa Maria della Carità fut d'abord dirigée par la Congrégation de Santa Maria de Frigionaia en 1414 et par la Congrégation Lateranense en 1445. Les noms des artistes travaillant à cette date à la restauration/reconstruction de l'édifice sont connus par les documents d'archives. Parmi eux, Antonio Vivarini peint le retable du maître-autel et reçoit, le 29 mars 1450, 40 ducats pour la réalisation d'une Annonciation. D'Alemagna vient alors de décéder, mais a pu participer à la création du tableau auparavant. Les retards de paiement n'étaient en effet pas rares. Diverses sources textuelles compilées par l'historien d'art le conduisent à émettre l’hypothèse d’une réalisation de cette Annonciation dans le cadre de ce chantier.
Concernant l’inspiration des artistes, il faut bien sûr évoquer en premier lieu Gentile da Fabriano. Le regard porté sur l'Adoration des Mages réalisée par l’artiste en 1423 et jadis installée dans la chapelle Strozzi de l’église Santa Trinita de Florence est décelable. Ensuite, le paysage de cette Annonciation présente d’importantes similitudes avec l’une des premières œuvres issues de la collaboration entre Vivarini et d’Alemagna, une Adoration des Mages conservée à la Gemäldegalerie de Berlin. Une fois encore, difficile de distinguer la part de chaque artiste dans la conception et la réalisation de la composition. Les figures plus régulières du premier plan semblent pouvoir être rapprochées de Vivarini tandis que la file de cavaliers de l'arrière-plan de d’Alemagna.
De gauche à droite :
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna, L'Adoration des Mages. Gemäldegalerie, Berlin.
Antonio Vivarini et Giovanni d'Alemagna (?), L'Annonciation, vers 1440. Aguttes.
Les observations stylistiques et éléments avancés semblent donc corroborer l'attribution figurant sur le cartel moderne. D'autre part, si la surface picturale présente un bon état général de conservation, celle-ci n'a pas échappé aux repeints. Les visages de l'ange de la Vierge, notamment, nous questionnent. Le panneau est lui fendu en son centre. Cela ne semble cependant pas menacer structurellement l'œuvre. Des analyses plus poussées vont être réalisées avant sa mise en vente le 17 juin ; nous en attendons avec impatience les résultats.
Il s'agit, pour conclure, d'un tableau fort intéressant, qui saura sans nul doute titiller la curiosité des collectionneurs autant que des musées.
TABLEAUX & DESSINS ANCIENS
Jeudi 17 juin 2021 à 14h30 Aguttes Neuilly
Quelques références bibliographiques :
- Romanelli G. (dir.), I Vivarini lo splendore della pittura tra Gotico e Rinascimento. Catalogue de l'exposition présentée du 20 février au 5 juin 2016 au Palazzo Sarcinelli, Conegliano. Marsilio Editori, p. 168
- De Marchi A., Gentile da Fabriano, Milano, Federico Motta Editore S.p.A, 1992, p. 259
- Fogolari G., La chiesa di Santa Maria della Carità di Venezia (ora sede delle Regie Gallerie dell’Accademia di Venezia). Documenti inediti di Bartolomeo Bon, di Antonio Vivarini, di Ercole del Fiore e di altri artisti, “Archivio Veneto-Tridentino”, V, 1924, pp. 9-10, pp. 57-118
- Vinco M., Antonio Vivarini in San Zanipolo a Venezia. Iconografia e nuovi documenti, Firenze, De Stijl, 2018
- Zeri F., Un ‘San Girolamo’ firmato di Giovanni d’Alemagna, in Studi di storia dell’arte in onore di Antonio Morassi, a cura di Arte Veneta, Milano 1971, pp. 40-49
Comments