1908, à l’Automne, les journaux de la France entière ont les yeux rivés sur l’Auvergne et le Limousin, où ont lieu, à quelques mois d'intervalle, deux procès visant les mêmes individus : Jean dit « Antony » Thomas, son frère François Thomas, Antoine Faure, un complice et un antiquaire clermontois Michel Dufay. Ces derniers sont accusés d’être à l’origine de la série de vols sans précédent ayant pris place depuis 1904 et visant les plus beaux trésors d’art religieux de la région. Leur plus beau fait d’arme : le vol d’un chef-d’œuvre de l’histoire de l’art, la châsse d’Ambazac.

Leur histoire débute en 1904, un peu par hasard, lorsque Antony Thomas rencontre Dufay. Thomas est alors entrepreneur en tonnellerie à Clermont-Ferrand, bien loin du monde criminel donc. Néanmoins, en discutant avec l’antiquaire, sans doute déjà bien baigné dans le trafic d’œuvres d’art, il apprend que le larcin peut s’avérer plus profitable que les tonneaux.
Il faut dire que le contexte est propice. La France est alors dans dans une période de tension, celle des prémices de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Il faut notamment décider à qui appartiendra les biens ecclésiastiques à la suite de la séparation. Dans cet objectif, l'Etat prend la décision de créer un inventaire pour répertorier l’ensemble des objets des églises. Ceux déjà présents à la date de 1905 deviennent biens communaux, tandis que ceux entrés en possession du clergé après cette date deviendront propriété de la paroisse ou du diocèse. Dans le cadre de la création de cet inventaire, des antiquaires vont alors se mettre à parcourir la campagne à la recherche de curés peu scrupuleux à même de leur céder des œuvres avant leur inscription définitive à l’inventaire.

Dufay fait sans doute partie de ceux-là, et trouve en Antony Thomas le parfait complice. Ce dernier est en effet doté d’une intelligence rare, sait tromper son monde par un certain talent d’acteur et est bien intégré dans la société clermontoise, le plaçant ainsi au-dessus de tout soupçon. Les deux hommes se mettent donc rapidement à planifier un premier vol.

Celui-ci a lieu le 20 décembre 1904. Il s’agit d’une très belle statue orfévrée figurant la Vierge conservée en l’église de la Sauvetat dans le Puy-de-Dôme. Pour cette cambriole, qui se passe avec la plus grande facilité, Thomas a pris sous son aile Antoine Faure, un ancien Michelin quelque peu ruiné. Deux mois plus tard, la statuette est revendue contre la somme importante de 15 000 francs à un antiquaire parisien et la somme partagée entre Thomas, Faure et Dufay.
Forte de ce premier succès et de la fortune engendrée, la bande recentrée autour de Thomas et Dufay (Faure quittant l’aventure pour mieux revenir quelques temps après) commence à parcourir l’Auvergne à la recherche d’églises vulnérables. Ils se font alors rapidement une spécialité dans un type d’objets particulièrement présent dans la région : les émaux champlevés sur cuivre de Limoges (production des XII, XIII et XIVe siècles).
Ce type d’objets valait (comme aujourd’hui d’ailleurs), une véritable fortune au début du XXe siècle. En effet, si pendant longtemps l’art du Moyen Âge n’avait presque aucune valeur pécuniaire, car il ne correspondait pas au goût classique, à partir de la fin du XVIIIe siècle un vrai revival se met en place. Ce dernier, qui commence en Angleterre notamment grâce aux ouvrages de Walter Scott (Ivanhoé, etc.), s’étend ensuite à la France à partir de la Restauration, et grâce à des auteurs comme Victor Hugo (Notre-Dame-de-Paris) et par l'entremise d'artistes/architectes comme Eugène Viollet-le-Duc. Ce goût pour le Moyen Âge touche aussi, dans un second temps, les objets d’art dont l’émaillerie limousine est en quelque sorte le fer de lance. Cette typologie connaît un immense succès tout au long du XIXe siècle alors même qu’au début de celui-ci la connaissance était quasiment nulle en la matière. En effet, avant les années 1830, les historiens étaient persuadés que cette production était byzantine et non locale. D’ailleurs, le terme « émail bysantin (sic.) » pour parler des émaux champlevés sur cuivre perdure dans la tradition écrite et orale jusqu’aux années 1880. La connaissance avançant, le goût suit très rapidement, et le prix de ces objets explose sur le marché de l’art.
Ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, une belle châsse se vendait aux enchères à Paris entre 100 et 500 francs tandis qu’à la fin du siècle, le même type d’objets pouvait atteindre entre 5 et 15 000 francs, soit des prix extrêmement importants, équivalant à ceux des tableaux de maîtres. De plus, les châsses vendues étaient souvent des petits modèles, bien loin d’un chef-d’œuvre comme celles de Mozac ou d'Ambazac, pouvant alors être estimées pour plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers de francs.

Durant l’été 1905, dans le cadre de repérages, Thomas passe notamment par l’abbaye de Mozac où est conservé la châsse de saint Calmin et sainte Namadie, la plus grande encore conservée. Il y rencontre ainsi le prêtre avec qui il aurait passé du temps en se faisant passer pour Jean d’Ernaud, ancien élève du petit séminaire de Clermont. La carte laissée au curé à ce moment est d'ailleurs encore conservée aujourd’hui dans la sacristie de l’édifice.
Cependant, selon Thomas, la châsse était trop bien protégée pour être volée. Il racontera ainsi lors des interrogatoires de la police :
« Il n’y avait qu’un moyen à notre avis de commettre le vol, c’eut été de m’habiller en prêtre, de me faire inviter à diner chez le curé, de le narcotiser et profitant de son sommeil lui dérober ses clefs, ouvrir les grilles de la châsse et emporter cette dernière à l’aide d’une automobile car c’eut été impossible de l’enlever à dos d’homme. »

Antony Thomas poursuit donc ses recherches. En octobre 1905, il passe de nouveau à l'acte, à Solignac, dans le Limousin où il s’empare d’un buste reliquaire figurant saint Théau et d’une petite châsse émaillée. Dans la même journée, il dérobe deux autres châsses et un custode, le tout en émaux de Limoges, dans l’église de Laurière. Il revend l'ensemble contre 4000 francs en février à un antiquaire parisien, Thomas se faisant passer auprès de lui pour un membre d’une congrégation religieuse dans le besoin.
Au Printemps 1906, Dufay et Thomas rentrent en conflit et ce dernier décide alors de voler de ses propres ailes, guide Joanne en main. Il tente alors à nouveau de s’emparer de la chasse de Mozac mais est surpris par un charpentier au petit matin et s’enfuit sans parvenir à faire céder la serrure. Malgré cet échec, Thomas poursuit sa folle aventure, en augmentant progressivement l’intérêt des prises.
Le 10 décembre 1906, en pleine nuit, il cambriole ainsi le musée de Guéret et s’empare de nombreux émaux limousins. Il vend la moitié de son butin à de Lannoy, un dandy collectionneur parisien, et propose l’autre moitié à un antiquaire parisien, Romeuf, qui refuse à la vue de la provenance. C'est finalement de Lannoy qui se porte acquéreur des dernières pièces, devenant ainsi, petit à petit, son receleur attitré. C’est d’ailleurs sans doute ce dernier qui se met finalement à commanditer les vols de Thomas.

C’est ainsi lui qui aurait recommandé le vol du buste de saint Baudime en l’église de Saint-Nectaire. Cette opération, menée en mai 1907, voit se réunir une bande élargie avec Antony, son frère François et le retour d’Antoine Faure, alors militaire basé à Riom. Antony Thomas part ensuite directement pour Paris avec le reliquaire caché dans un tonneau mais de Lannoy refuse d’acheter, sans doute effrayé par l’ampleur médiatique qu’a eu le vol, relaté dans la presse nationale. Malgré de nombreuses tentatives, Thomas doit se résigner à rentrer à Clermont avec le buste, beaucoup trop connu pour être revendu.
Cela n’arrête cependant pas la bande qui poursuit ses exactions à Laguenne (13 août 1907), puis tente un énorme coup : le vol de la châsse d’Ambazac, le grand chef-d’œuvre de l’orfèvrerie limousine. Le coup est fait sans difficulté le 5 septembre par Antony Thomas et Faure. La bande décide alors de se tourner dorénavant vers les antiquaires londoniens, car le milieu parisien leur étant désormais devenu hostile. Le 3 octobre 1907, Antony Thomas et Antoine Faure sont donc à Londres quand, au même moment, François est arrêté à Clermont-Ferrand. La bande vient en effet d’être dénoncé par Gilbert Romeuf, l’un des antiquaires parisiens à qui ils s’étaient adressés pour écouler leurs marchandises. Quelques jours plus tard, Antony et Faure se constituent prisonniers. C’en est donc fini de la bande à Thomas.

Après l’arrestation vient le temps du procès. Des deux procès pour être exact. Le premier a lieu à Limoges (27 février – 3 mars 1908) pour les vols commis dans la région et l’autre à Riom (3-4 décembre 1908) pour les vols commis en Auvergne. Les peines sont les mêmes pour les deux procès, elles sont donc confondues.
Durant le procès de Limoges, une partie des pièces volées sont exposées, créant alors un véritable émoi populaire. L’affaire va être en effet extrêmement suivie avec une foule dense et des journalistes en nombre. Les procès ont ainsi une couverture nationale, notamment après le vol de la châsse d’Ambazac, qui est vraiment un fait marquant à l’époque. Tous les grands journaux parisiens traitent de ce qu’on appelle alors l’« affaire Thomas ». Près d’une trentaine de cartes postales différentes vont être éditées à propos de cette affaire et dès novembre 1907, un spectacle intitulé « As-tu vu la châsse ? » est joué au casino de Limoges.

À Riom, la bande est jugée pour le vol de la Vierge de la Sauvetat, du chef de saint Baudime à Saint-Nectaire et la tentative de vol de la châsse de Mozac. Lors de cette audience, qui attira également une foule dense, furent présentés le chef de saint Baudime de Saint-Nectaire (et son tonneau), ainsi que la Vierge de la Sauvetat. Voici la description qu’en fait Le journal, le 4 décembre 1908 :
« La salle de la cour d’assises du Palais de Justice de Riom, où se déroulent aujourd’hui les débats des frères Thomas, les célèbres dévaliseurs d’églises, a un aspect particulier : c’est qu’elle est dépourvue de toute majesté. Peinte en couleurs claires, bleu et or, très vaste, encore, pas suffisamment aujourd’hui, elle a l’air d’un théâtre de petite ville, avec ses loges qui garnissent le premier étage, loges du président, loges de la Cour, du tribunal, du conseil municipal. Le « Tout-Riom », que dis-je ? Le Tout « Puy-de-Dôme » est là. »
Les condamnations sont finalement les suivantes :
Michel Dufay, le marchand clermontois, est condamné à deux ans de prison.
Antoine Faure, l’ancien Michelin et complice de la bande est condamné également à deux ans de prison.
Deux ans de prison pour François Thomas également.
Enfin, le chef, le cerveau de l’opération, Antony Thomas est quant à lui condamné à 6 ans de bagne en Guyane. Il y est déporté en 1909 et y meurt dès l’année suivante, mettant ainsi définitivement fin à l’Affaire Thomas.
Les marchands dont de Lannoy ne sont, eux, pas condamnés, preuve à l’époque d’une justice à deux vitesses.
Cette affaire qui aura agité l’actualité française du début du XXe siècle témoigne ainsi par la petite histoire d’un contexte difficile, celui de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, et de toutes les conséquences que peuvent avoir des décisions politiques sur des œuvres d’art quand la malhonnêteté rentre en jeu. En guise d’épilogue, il ne faut pas manquer d’indiquer que la bande à Thomas connut un prestigieux destin littéraire puisqu’elle est citée dans la plus prestigieuses des aventures d’Arsène Lupin, L’aiguille creuse. Dans ce récit paru en 1909, Maurice Leblanc fait ainsi dire à son célèbre héros, présentant à l’inspecteur Beautrelet sa salle aux 1001 trésors :
« Beautrelet, tu te rappelles les pilleurs d’églises dans le Midi, la bande Thomas et compagnie – des agents à moi, soit dit en passant –, eh bien ! voici la châsse d’Ambazac, la véritable, Beautrelet ! »
Bibliographie :
Vincent Brousse, Philippe Grandcoing, La belle époque des pilleurs d'églises : Vol et trafic des émaux médiévaux en Auvergne-Limousin, 2017.
Antoine Lavastre, "L'Œuvre de Limoges médiéval dans quelques grandes ventes aux enchères d'art médiéval au XIXe siècle à Paris", Mémoire d'étude de l'Ecole du Louvre, sous la dir. de Béatrice de Chancel-Bardelot et Jean-Christophe Ton-That, 2021.
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