Quand on s’intéresse à l’Histoire de l’Art, il arrive de remarquer que certains médiums, comme le cinéma, la musique ou le jeu vidéo, puisent dans les arts classiques.
Dans cet épisode de notre série [Référence], nous nous intéressons à l’art du vitrail. Ce dernier est ancré dans l’inconscient collectif comme une technique de la période médiévale. En effet, durant le Moyen Âge, la technique va être largement répandue surtout durant la période de l’architecture gothique dont elle est une caractéristique majeure. Nous ne parlerons que peu des créations, à proprement parler, mais plutôt de l’utilisation qui en est faite dans les créations de cover, de publicités ou encore d’événements.
I. Qu’est ce que le vitrail ?
Jean Lafond, historien de l'art du XXe siècle, spécialisé dans les arts du verre, en donne cette définition : « une composition décorative qui tire ses effets de la translucidité de son support ». Pour faire plus simple c’est un décor sur une surface qui laisse passer la lumière, comme par exemple le verre, et qui ne se révèle pleinement qu’à la lumière.
Plus communément, un vitrail est un type de fenêtre que Pérouse de Montclos nomme « fenêtre dormante » car elle ne s’ouvre pas (Vocabulaire de l’architecture, 7e éd. 2009). C’est une œuvre « immeuble par nature ». Le vitrail est composé de verre et de métal, souvent du plomb durant les périodes anciennes. C’est une combinaison de verre incolore et coloré qui sert à créer un motif qui peut être iconographique.
À la différence du vitrail, la vitrerie est tout le temps translucide ou transparente. Même si elle n’est pas à proprement parler le même art, ne comportant pas de décor rapporté, elle peut servir de fond à un motif effectué en vitrail. Il existe de nombreuses formes de vitrerie : à chaînons, à bornes ou encore à losanges… Les verres des deux techniques sont peu épais, moins de 5mm. Le vitrail a de nombreux points communs avec cette autre technique. Leur principale différence est l’importance des motifs ainsi que celle des couleurs.
Le vitrail apparaît en Occident dans le courant du premier millénaire de notre ère. Il est difficile de donner une date plus précise car cette technique est possible à partir du moment où la technique du verre est maîtrisée ce qui correspond au Ier siècle de notre ère. Le but de la technique évolue et devient celui de former de grands tableaux lumineux, notamment au XVIe s. Le médium particulier permet d’attirer l’œil et vit avec la lumière. Jusqu’à ses extensions au XIXe siècle comme avec l’Art Nouveau et l’Art Déco, le vitrail se trouve en grande majorité dans des édifices religieux. Les améliorations et la réduction du coût viennent essentiellement des avancées techniques et de l'industrialisation.
Comment est réalisé un vitrail ?
L’artiste commence par réaliser des relevés de mesures pour créer une ou plusieurs maquettes à différentes échelles réduites (car il s’agit souvent de concours de création). Ensuite il crée un carton à échelle 1, ce dernier est découpé en suivant les lignes des différents morceaux de verre qu'il numérote pour servir au montage des pièces.
La coloration du verre est obtenue en ajoutant, à la cuisson de ce dernier, des agents colorants (naturels ou artificiels) à base d’oxydes métalliques. L’artiste découpe ensuite le verre selon la forme de son carton. Il réalise un tracé, à l’origine réalisé avec du fer rouge, qui sera remplacé par un éclat de diamant qui est plus efficace, puis on file le verre pour le découper. Certains artistes pouvaient faire les deux mais souvent vitrier et peintre travaillaient ensemble mais ne maîtrisaient pas la technique de l’autre.
Il existe plusieurs variantes dans les techniques du vitrail pour la coloration du verre par exemple l'ajout de différents oxydes métalliques possibles ou encore le verre vénitien. La coloration peut également venir de peintures sur verre ou d’impressions sur verre…
Il faut savoir que les verres dont disposent le peintre verrier sont de deux natures principales pour les périodes anciennes : ceux avec couleur dans la masse (verres colorés dans la masse) et ceux plaqués (plusieurs épaisseurs de couleurs superposées). Les peintres tirent avantage de ces derniers au moins depuis le XIIIe s., avec une apogée au XVIe s. Il y a aussi de grandes avancées comme la cémentation des couleurs. Elles ne créent plus d’émaux, c’est à dire de surface de verre sur le verre, mais pénètrent directement la surface du verre, c’est ce que l’on voit apparaître avec le jaune d’argent dans le courant du XIIIe siècle.
L’assemblage des pièces est réalisé avec la fonte de baguettes en plomb et en étain. Appelée sertissage ou mise en plomb, la technique d’assemblage est délicate, il faut encastrer les pièces de verre dans la place que leur a donnée l’artiste dans le modèle.
II. Le vitrail comme inspiration
L’un des premiers médiums à se réapproprier cette technique est le monde du rap. Plusieurs rappeurs utilisent cette technique dans leurs covers par exemple. Aux États-Unis on retrouve à la fin des années 1990-début des années 2000, le rappeur et producteur Killah Priest qui se représente dans un vitrail dans la cover de son album Behind the Stained Glass (trad : derrière le vitrail, sorti en mai 2008) tout simplement. Dans cet album il cite d'ailleurs l'art du vitrail en le comparant à la marque laissée par sa musique, "une création artistique montrant des scènes d'un passé nazaréen".
Ce n’est pas la seule fois que le rappeur utilise l’iconographie religieuse et surtout le vitrail. On le retrouve également dans son album précédent The Offering (trad : L'offrande, 2007). Killah Priest, dont le nom est équivoque, est très influencé par la religion dans ses textes et donc dans son image. On retrouve d’autres références bibliques évidentes avec les titres de ses deux albums de groupe : The last shall be the first (qui est une citation tirée de l’évangile de saint Mathieu) et le second The First Testament encore plus explicite. On retrouve cette influence dans les titres de ses albums solo avec View from Masada, une ville importante qui est restée dans l’iconographie chrétienne et judaïque comme une ville imprenable, un symbole de la foi.
Dans The Offering , il se représente en Jésus lors de la Cène. On reconnaît devant lui la table symbole du dernier repas, il est auréolé et montre des signes de la main caractéristiques des représentations chrétiennes comme le benedictio latina. Dans Behind the Stained Glass, il est plutôt représenté comme un roi guerrier ou un chevalier saint. Même si le vitrail qui est au premier plan est brisé pour le laisser paraître, son corps est représenté comme celui d’un personnage de vitrail tout comme dans The Offering. Dans les deux cas, seul son visage n’est pas représenté en imitant des vitraux. Cet effet contraste avec le reste de la composition et met en avant le visage du rappeur. Même si cela est moins évident dans Behind the Stained Glass, cet effet est renforcé par le fait que son visage est en noir et blanc et contraste violemment avec le reste de la composition extrêmement colorée.
Aux États-Unis on retrouve également le rappeur The Game qui s’est aussi essayé à une cover sous forme de vitrail, cette fois totalement dessinée, pour l'album Jesus Piece. La cover figure une représentation du Christ.
Cette pochette va créer une polémique et sera remplacée par une photo du frère du rappeur. Cette polémique vient de la représentation du Christ, qui au-delà d’être représenté noir ce qui n’est pas forcément très bien perçu au États-Unis (c’est un euphémisme), est représenté avec un bandana rouge symbole des Bloods, un célèbre gang californien, avec une chaîne en or autour du cou et avec une larme tatouée sous l’œil. Le reste de la composition se décompose comme un vitrail assez classique : des paysages figurés dans des cercles, qui rappellent les paysages de la Californie et surtout Los Angeles, ville d’origine du rappeur. Comme dans l’art du vitrail, certains verres sont juste figurés en couleur, d’autres sur les côtés par exemple pourraient représenter les deux piliers du dossier d’un trône sur lequel serait assis le Christ.
On retrouve à l'intérieur de l’album d’autres références chrétiennes sous forme de vitrail, derrière le disque par exemple avec la représentation de la couronne d’épines (voir ci-dessus).
En France, un exemple de cover est assez célèbre, il s’agit de la cover de l’album Agartha de Vald.
Comme Killah Priest, le visage est photographié tout comme les pieds et les mains. La paire de chaussures qu’il porte est mise en avant et peut faire référence à une interview du rappeur où il disait vouloir « sauver le monde en Puma » cette idée revenant à la mission du Christ décrite par l’Église catholique.
Pour se rapprocher de la luminosité et du style graphique de l’image, les photographies sont fortement contrastées. Les reflets lumineux sont utilisés pour cacher les zones de transitions entre les photos et le dessin, rendant la transition plus fluide et moins visible. Comme pour The Game, plusieurs éléments font référence à l’univers du rappeur. Ici, on retrouve un œil de reptile en haut de la cover au-dessus du nom de l’album. Vald est représenté comme une sorte de dieu, idée que l’on retrouvera dans le titre de son album suivant (XEU). Il est représenté debout sur le monde au milieu des nuages.
La back cover reprend également une forme de baie inspirée du vocabulaire architectural chrétien.
Nous nous devons aussi de mentionner une cover en vitrail d’un genre totalement différent avec l’album The turn of a friendly card par The Alan Parsons Project.
La musique n’est pas le seul domaine dans lequel l’imagerie du vitrail est utilisée. Nous allons voir deux formes de publicités.
La première forme est une pub d’événementiel ; il s’agit de l’affiche du All-Star Game français de 2010.
Le All-Star Game est un événement incontournable du basket américain et de la NBA. Depuis quelques années, la ligue française organise chaque année un événement similaire. Ici c’est l’image de l’athlète qui prend la place de la figure sainte de la composition.
La tête du basketteur est au centre des rayons et la lumière irradie depuis ce point. Ici, toute la figure est photographiée et ce sont les ombres exacerbées qui servent à rapprocher l’image d’un véritable vitrail. La composition est assez simple, les bras levés répondent symétriquement aux ailes dans le dos de l’athlète grâce à la ligne horizontale passant au niveau de sa poitrine. L’auréole est en forme de cercle et sert à rappeler le panier de basket. Cette image est complétée par les deux basketteurs prenant la forme d’angelots prêts à dunker (terme de basket-ball désignant un smash, le joueur saute assez haut pour faire rentrer le ballon dans le cercle sans qu'il quitte sa main) sur le cercle. On retrouve comme sur la cover de Vald la place des nuages au pied pour éviter un vide dans la composition. Contrairement à Vald, ici le choix a été fait de ne prendre que peu de couleur pour se rapprocher plus fidèlement de la forme la plus répandue des vitraux.
La deuxième forme est celle de la publicité faite pour la série Borgia de Canal+. Ici les trois protagonistes auréolés se présentent sur un fond de vitrerie bleu aux motifs de losanges. Leur corps et leurs vêtements sont photographiés et intégrés à la composition grâce à des lignes de plomb comme s'ils faisaient réellement partie d’un vitrail. Les objets sur les marches devant eux sont plus proches d’un traitement de peinture comme on pouvait le voir sur la cover de l’album The Offering que nous avons évoqué plus haut. Ici la source divine est la principale référence de la composition, les trois personnages formant la Trinité.
Chaque affiche de la série arbore un motif de vitrerie différent en fond. Les personnages sont dépeints dans leur caractéristiques premières qui sont figurées à leurs pieds :
Les hommes et les roses pour Lucrezia Borgia, la richesse et les objets de cultes pour Alexandre VI et le sang et la faux de la mort pour Cesare Borgia. Ces éléments viennent briser la composition qui pourrait sinon trop se rapprocher de celle de véritables vitraux. Ils servent à contraster l’image divine de la papauté et montrent les vices qui se cachent derrière les personnages.
Enfin le dernier exemple de l’utilisation du vitrail que nous verrons dans cet article est celle de l’artiste Kehinde Wiley.
Wiley est un peintre américain né à Los Angeles en 1977 et représenté par la Sean Kelly Gallery.
Il est célèbre pour ses portraits peints de membres de la communauté noire de Brooklyn (entre autres). Il a également réalisé un portrait de Barack Obama (ci-contre) qui a intégré la National Portrait Gallery de Washington avec son pendant un portrait de la Première Dame Michelle Obama.
Ses portraits reprennent régulièrement des motifs de peintres célèbres. Il a, par exemple, réalisé des copies de Napoléon passant les Alpes par Jacques-Louis David ou encore le portrait de Charles Ier par Anton Van Dyck.
Il a réalisé plusieurs vitraux reprenant entre autres des formats de vitraux réalisés par Ingres. Nous voyons qu'il essaie de se rapprocher le plus possible de la composition d'origine tout en l'adaptant à son concept et son travail. Dix œuvres de l'artiste dont 6 vitraux ont été exposées à Paris au Petit Palais en 2016 ; il s'agissait de la première exposition dédiée à l'artiste en France.
Cette première image est une reprise de ce vitrail, Sainte Ursule et les vierges martyres conservé au V&A Museum à Londres.
Nous pouvons rapidement remarquer une démarche d'imitation assez fidèle transformée toutefois pour servir le concept et le propos de l'artiste. Les couleurs sont plus contrastées et plus claires. La couleur de peau des personnages est devenue noire et les vêtements des personnages sacrés transformés en vêtements de la vie quotidienne d'un style streetwear.
C'est la même démarche pour ces deux vitraux qui sont deux œuvres différentes, mais qui ont la même composition en miroir. Les seuls personnages qui changent sont les deux personnages centraux. Il s'agit d'une reprise du thème de la lamentation sur le corps du Christ, ou de pietà. La Vierge est remplacée par un homme et, au lieu d'avoir son fils sur les genoux, cet homme tient un enfant dans ses bras qui au centre de la composition, ensemble leur corps forment ensemble une croix.
L'enfant mort dans les bras du personnage au centre est le Christ. Nous pouvons le voir au nimbe crucifère qu'il arbore : une auréole où figure une croix. C'est une iconographie très spécifique qui n'est utilisée dans les arts chrétiens que pour représenter l'un des membres de la Trinité (le Christ, Dieu le père ou le Saint Esprit).
Wiley s'est aussi beaucoup inspiré de l'art d'Ingres pour ses compositions avec des modèles seuls.
Ingres a travaillé sur des vitraux à l'âge de 62 ans pendant la Monarchie de Juillet. Louis-Phillipe l'emploie à la mort de son fils. En effet, en 1842, l'héritier Ferdinand-Phillipe, prince plus populaire que son père, meurt dans un accident. Le couple royal commande un portrait de leur fils à Ingres et lui demande également de dessiner les vitraux de la chapelle dans laquelle reposera leur fils. Aujourd'hui les vitraux sont répartis entre Dreux et la chapelle Saint-Ferdinand où certains se trouvent toujours.
Ingres réalise une série de saints. Ce sont ces œuvres qui inspirent Wiley pour ses personnages. Il y a quelques points de différences. Là où Ingres, de part la symbolique royale, la composition artistique et lumineuse du lieu avait utilisé un bleu foncé pour l'arrière plan de ces personnages en variant les couleurs sur les vêtements, Wiley change de fond. On y retrouve toujours le même motif mais répété sur des couleurs différentes. La comparaison comme dans la première de ses œuvres que nous avons vue nous permet de souligner l'importance que Wiley donne aux vêtements et à leur couleur dans la composition.
Il mélange dans ses œuvres les arts classiques et sacrés catholiques et occidentaux avec la culture vestimentaire de Brooklyn et son travail sur la place des noirs dans l'histoire et les arts du monde.
III. L'utilisation du vitrail aujourd'hui, à quelle fin ?
Comme nous venons de le voir, le vitrail retrouve une forme de popularité. Il reste, malgré tout, un art un peu dépassé, moins utilisé dans des créations contemporaines et moins pratiqué. Ce constat est peut-être lié au fait qu'il s'agisse d'un art intrinsèquement lié à l'utilisation religieuse au cours des siècles puis son utilisation dans l’Art nouveau. Mais ce regain de popularité ne se trouve pas dans ce qu’il est, c'est-à-dire la technique en elle-même mais dans ce qu’il représente. Bien sûr, le vitrail est encore utilisé aujourd’hui. Des artisans en réalisent toujours pour des particuliers ou des institutions religieuses par exemple. Cependant, l’iconographie de l’art du vitrail reste liée au sacré. Il est utilisé ainsi comme nous avons pu le voir dans les exemples que nous avons cités.
Il peut servir à un égotrip (terme venant de l’anglais et désignant dans le rap, mais pas seulement, une démarche qui tend à flatter son égo souvent en utilisant des figures de style comme des hyperboles) comme chez les rappeurs ou simplement à sacraliser une image avec The Alan Parsons Project ou l’affiche du All-Star Game. Kehinde Wiley l’utilise pour sacraliser des personnages de la vie courante en suivant l’un des grands axes de son travail : rendre sa place à la communauté noire dans l’histoire des images. Dans les publicités de Canal + pour la série Borgia, nous voyons un rappel religieux. La série traitant de la célèbre famille espagnole qui donna l’un des papes les plus controversés de l’histoire, cela n’est pas surprenant. Mais l'aspect sensuel de cet art et de sa technique peut être davantage perçu comme un héritage de l'Art nouveau.
L’art du vitrail est encore un symbole du Sacré dans le sens religieux, et s'il ne le représente pas, il sert au moins à une forme de sacralisation.
Arno Le Monnyer
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