Définir l’art du trompe-l’œil en peinture est loin d’être une chose aisée, et, cela d’autant plus quand il est question de peinture ancienne, où le rapport avec la réalité est souvent étroit. Léon Battista Alberti (1404-1472) disait ainsi au début de la Renaissance que la peinture devait être une fenêtre ouverte sur l’histoire ; associant par cette formule medium peint et objet réel, représentation illusoire et ouverture sur le monde. Ce changement de paradigme, celui du passage d’une représentation symbolique -celle des icônes byzantines par exemple- à la volonté de se rapprocher du réel, fut permis sur le plan technique par l’invention de la perspective linéaire mais aussi, dans un second temps, par la découverte de la peinture à l’huile. Cette approche n’est cependant pas tout à fait chose nouvelle. Dès l’Antiquité, les artistes ont tenté de s’approcher au plus près d’une réalité peinte notamment par le prisme d’un genre pictural étroitement lié avec le trompe-l’œil : la nature morte. Pensons ainsi à la fameuse anecdote narrée par Pline l’Ancien des oiseaux venant picorer les raisins peints par Zeuxis, peintre grec du Ve siècle avant J.-C.
"[Zeuxis] eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis."
Pline l’Ancien, Histoire naturelle
Néanmoins, définir le trompe-l’œil comme une simple représentation illusionniste d’une réalité serait erroné. En effet, le trompe-l’œil, en tant que création artistique autonome, comprend une part de jeu permise par l’idée de tromperie. Il ne trouve ainsi son aboutissement que lorsque le spectateur comprend qu’il s’est fait berner, qu’après avoir cru voir, il voit vraiment. Lorsque cette idée de jeu avec le spectateur n’est pas prégnante, la peinture en trompe-l’œil devient accessoire de la forme ou de l’idée qu’elle accompagne. Destinée à ne pas être vue, elle n’existe plus vraiment, du moins en tant qu’œuvre autonome. Ainsi, aussi réussie soit la perspective d’un tableau de Raphaël, la volonté de tromper le spectateur n'est que l'accessoire d'une idée plus large véhiculée par l’œuvre. De même, une peinture imitant le marbre dans un décor architectural global n’existe que pour accompagner l’ensemble. Découverte, l’harmonie est brisée.
Brisé, le verre l’est également au sein des trompe-l’œil dits au verre cassé. Ce type de toile illusionniste qui consiste à laisser croire, par la représentation d’éclats, de bris, que le verre protégeant une peinture ou une gravure a été cassé, appartient à cette catégorie de trompe-l’œil originaux, ceux qui font œuvre. Sur ceux-ci, tout est peint, aussi bien le verre que l’œuvre qu’il est censé protéger.
A gauche : Willem Van Nymegen (1636–1698), Trompe-l’œil avec un autoportrait de Rembrandt, 1686, huile sur toile, 38.9 x 32 cm, coll. privée.
A droite : Sebastian Stosskopf (1597-1657), Trompe-l’œil, vers 1650, huile sur toile, 65 x 54 cm, Vienne, Kunsthistorisches museum.
Il trouve ses prémices au XVIIe siècle, dans les anciens Pays-Bas, berceau du trompe-l’œil, et notamment dans l’art amstellodamois, l’un des plus inventifs en la matière. Samuel van Hoogstraten (1627-1678) est ainsi l’un des premiers, dans les années 1640-50, à peindre de manière illusionniste des papiers, lettres et gravures mêlées comme accrochés sur un mur ou un panneau de bois. De manière quasi-concomitante, cette peinture évolue alors vers une autonomisation de la représentation peinte de gravures, celles-ci n'étant plus mélangées avec d'autres papiers. Cet amusant amalgame des techniques, qui se diffuse dans l’ensemble du nord de l’Europe, donne ainsi naissance à des gravures peintes renforçant alors encore davantage le jeu de dupe. Vers 1650, le peintre alsacien Sébastien Stosskopf (1597-1657) réalise ainsi la représentation peinte d’une gravure de Michel Dorigny d’après Simon Vouet représentant Galatée, tandis qu’en 1686 Willem Van Nymegen (1636–1698) copie un autoportrait gravé de Rembrandt sur une planche d’un illusionnisme troublant. Les effets de bris de glaces peuvent, eux-aussi, se retrouver dans des peintures du XVIIe siècle à l’image des portes brisées du Cabinet de curiosité peintes sur toile par Domenico Remps (1620-1699) en 1675.
Il faut cependant attendre la seconde moitié du XVIIIe siècle pour que ces deux effets illusionnistes soient réunis et que cette typologie prospère - des exemples antérieurs peuvent exister mais ils semblent s’agir d’unicum -. En 1767, par exemple, Jean Valette-Penot (1710-1777), originaire de Montauban et élève d’Antoine Rivalz à l’Académie de peinture de Toulouse, peint une œuvre montrant une gravure inspirée de l’art de François Boucher dont le verre protecteur aurait été brisé. Il est également l’auteur, entre autres verres-cassés, d’une très belle crucifixion conservée en collection privée. Etienne Moulinneuf (1706-1789) fait lui aussi de ce type nouveau sa spécialité. Né à Marseille, il connaît, grâce à sa maîtrise de l’illusionnisme, une grande renommée en sa cité au point d’être nommé « Peintre de la ville » par les échevins ainsi que secrétaire perpétuel de l’Académie de peinture et de sculpture de Marseille. Moulinneuf, dans ses verres-cassés, reprend parfois directement de célèbres tableaux gravés, à l’image de La pourvoyeuse de Jean-Siméon Chardin (1699-1779), comme pour rendre hommage par la copie à une œuvre renommée ; tout en rappelant, et c’est sans doute le cœur symbolique de ces verres-cassés, que rien n’est éternel malgré tous nos efforts pour nous protéger du passage du temps. Au XVIIIe siècle, François Vispré (1730-1790) est l’un des autres maîtres des verres-cassés. Ce peintre de Besançon réalise, lui, des œuvres davantage autonomes conférant au verre cassé un rôle iconographique plus direct. C’est le cas notamment dans l’œuvre intitulée satiriquement Die Pracht, littéralement la somptuosité, où cette dernière est aussi bien mise à mal par l’apparence misérable des musiciens ambulants peints que par le verre brisé censé protéger leur représentation.
De gauche à droite :
- Etienne Moulinneuf (1706-1789) d'après Jean-Siméon Chardin, La Pourvoyeuse, vers 1770, Huile sur toile, Los Angeles, Los Angeles County Museum of Art.
- Jean Valette-Penot (1710-1777), La Crucifixion, huile sur bois, 62 x 39 cm, coll. privée.
- François Vispré (1730-1790), Die Pracht, huile sur bois, 40,5 x 28 cm, coll. privée.
La tradition du trompe-l’œil au verre cassé se poursuit au XIXe siècle, notamment grâce à l’aura du peintre Louis-Léopold Boilly (1761-1845) qui en réalise à foison, dont un très beau montrant un portrait gravé d’homme conservé au musée de l’hôtel Sandelin à Saint-Omer. Parfois, ces œuvres se teintent de références à l’actualité politique, en témoigne un panneau de Laurent Dabos (1761-1835) conservé au musée Marmottan Monet et daté de 1801. Il y figure un portrait de Napoléon, un autre de Charles IV d’Espagne, ainsi qu’une copie du traité de paix signé entre les deux nations, française et espagnole.
Néanmoins, la thématique principale des trompe-l’œil au verre-cassé reste attachée à l’idée de vanité, notamment par le prisme de la critique des plaisirs de la vie. Le peintre Antoine-Germain Bevalet (1779-vers 1850) réalise ainsi quelques œuvres sur ce thème, dont une est conservée en collection privée. Elle montre, sous un verre brisé, une scène de théâtre, un ticket pour le Muséum, une carte à jouer etc. ; autant de symboles du divertissement. Si ces trompe-l’œil connaissaient, par leur caractère spectaculaire, un grand succès public au XIXe siècle -au point qu’il faille parfois placer une balustrade au Salon tant la foule se pressait devant-, ils étaient, dans le même temps, fortement critiqués par le milieu intellectuel. Ainsi dans l’écrit satirique Le Verre Cassé de Boilly, et les Croutiers en déroute, : Ou Nouvelle Critique des objets de Peinture & Sculpture, exposés au Salon… publié en 1800 l’art du trompe-l’œil y est décrit comme « un très petit genre ».
De gauche à droite :
- Laurent Dabos (1761-1835), Trompe-l'œil, 1801, huile sur bois, 58,9 x 46,2 cm, Paris, Musée Marmottan Monet.
- Antoine-Germain Bevalet (1779-vers 1850), Trompe-l'œil, huile sur carton, 35 x 28,5 cm, coll. privée.
- Antoine-Germain Bevalet (1779-vers 1850), Trompe-l'œil avec un portrait gravé de Léonard de Vinci, plume et encre noire, aquarelle gouachée et vernissée sur vélin, 32,5 x 29 cm, coll. privée.
L’invention de la photographie fut ce qui sonna sans doute le glas du trompe-l’œil au verre cassé. Cette révolution, qui entraîna la disparition progressive de la gravure -principal objet protégé par ces verres cassés-, mit également fin à la quête imitative de la réalité. Si durant le XXe siècle, grâce, d’abord aux surréalistes, à l’image de Magritte, puis à des artistes sensibles à l’hyperréalisme tel Claude Yvel ou Audrey Flack, le trompe-l’œil ressuscita, ce ne fut pas vraiment le cas pour les verres-cassés. Malgré quelques survivances semi-volontaires avec les négatifs sur verre cassé, comme celui d'André Kertész (1894-1985) Assiette cassée conservé au Centre Pompidou ou avec des œuvres moins illusionnistes comme dans la gouache intitulée La glace cassée de Man Ray (1890 - 1976) - le genre des verres-cassés disparu définitivement. De cet effet qui fascina les foules, ne subsistent aujourd’hui que les tableaux du passé et des applications mobiles feignant de briser notre écran téléphonique… Néanmoins ces dernières, en permettant à l’utilisateur de tromper ses amis, perpétuent en quelque sorte l’artifice, le jeu de dupe, qui fait tout le sel d’un trompe-l’œil réussi.
Antoine Lavastre
Bibliographie :
- Trompe-l'œil anciens et modernes, [exp. Château d'Azay-le-Rideau, 15 juin-15 août 1990; château de Langeais, 16 août-30 septembre 1990], cat. exp.
- Patrick Mauriès (dir.), Le trompe-l'œil : de l'Antiquité au XXe siècle, Paris, 1996.
- Omar Calabrese, L'art du trompe-l'œil, Paris, 2010.
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