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Observations sur trois panneaux du XVIe siècle | Église Saint-Médard, Paris


Dans la chapelle Sainte-Catherine de l’église Saint-Médard de Paris sont conservés trois panneaux peints du début du XVIe siècle. Insérés dans un encadrement du XIXe siècle, ces panneaux passent pour le moins inaperçus. La documentation à leur sujet ne foisonne pas. Nous leur consacrons aujourd'hui cette étude, qui ne se concentrera que sur des observations stylistiques.


Fig : Anonyme, Triptyque. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB


Le panneau central est le plus important, tant par ses dimensions et par le nombre de personnages qui y figurent que par la scène représentée : une Lamentation sur le Christ mort. Il est encadré de deux panneaux latéraux de moindre importance représentant deux saints : saint Honoré à gauche et saint Vincent à droite. La Vierge se situe au centre de la composition, reconnaissable à son manteau bleu. À gauche, une sainte femme et saint Jean soutiennent la tête du Christ. Ce dernier est contorsionné, reposant principalement sur les genoux de sa mère. Il peut être habituel de retrouver la figure de Joseph d’Arimathie dans une scène de Lamentation mais ce n'est pas le cas ici. À droite sont observables Marie-Madeleine, vêtue de jaune, et une autre sainte femme. Sur une butte, le Golgotha, apparaissent les trois croix tandis qu’une cavité, dans laquelle se trouve un personnage à peine esquissé, est représentée à gauche de la composition. L’arrière-plan ouvre sur un paysage verdoyant et montagneux.


Le groupe formé par le Christ et la Vierge est très sculptural, se séparant visuellement de la sainte femme et de saint Jean se trouvant à gauche de la composition. Les deux personnages s’insèrent dans une forme pyramidale des plus classiques, propre aux Pietà peintes mais aussi sculptées de la deuxième moitié du XVe siècle et du début du XVIe siècle.

Les représentations du thème de la Pietà apparaissent au XIVe siècle, plutôt dans les pays germaniques, sous l’impulsion de la Devotio Moderna (insistance sur les épisodes de la Passion du Christ). Propices à la représentation d’une douleur crue et accentuant l’aspect pathétique de la scène, elles figurent la déploration de la Vierge sur le corps de son fils mort au soir du Vendredi Saint. Selon un schéma bientôt classique, la Vierge retient le corps du Christ sur ses genoux. On parle de lamentation lorsque sont adjointes à la scène les figures de saint Jean, sainte Marie-Madeleine et d’autres comme Joseph d’Arimathie.


Le mode de représentation du corps du Christ sur le panneau qui nous intéresse ici renvoie à deux modèles fameux : tout d’abord à la Lamentation de Rogier van der Weyden (1441) puis à celle de Hugo van der Goes, qui fut énormément copiée et ce jusqu'au XVIIe siècle.

La première, conservée aux Musées Royaux des Beaux-Arts de Bruxelles, fut reprise par l'atelier de van der Weyden vers 1465 (National Gallery, NG6265) et le maître la réutilisa dès 1445 dans le panneau central du Retable de Miraflores ( Gemäldegalerie, Ident.Nr. 534A).

Concernant la Lamentation de Hugo van der Goes, l'œuvre originale est perdue mais le Musée des Beaux-Arts de Gand en conserve une copie datée vers 1500.


Fig : Rogier van der Weyden, Pietà. ca.1441, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. ©FineArtsBelgium

Fig : D'après Hugo van der Goes, Lamentation. ca.1500, Musée des Beaux-Arts de Gand. ©MSK Gent

Fig : Anonyme, Lamentation. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB


La représentation ascétique du Christ, à demi appuyé sur les genoux de la Vierge mais glissant vers le sol, évoque directement l’œuvre de van der Weyden tandis que la positon de ses épaules, tournées de face, évoque celle de van der Goes. Les grands modèles flamands transparaissent donc de manière sensible dans la scène de Lamentation de l'église Saint-Médard.


L’observation spécifique des tenues des saints des volets latéraux mais surtout de celle de Marie-Madeleine, déployant un chromatisme lumineux, nous conduit à voir dans ces trois panneaux une proximité avec des compositions caractéristiques du maniérisme anversois. Rappelons-le, le maniérisme dit anversois, qui s'épanouit dans la première moitié du XVIe siècle à Anvers et se diffuse notamment à Paris dans les années 1520, se caractérise principalement par des attitudes contrariées, des visages étranges, des tenues fantaisistes et une palette acidulée.


L’un des grands initiateurs de ce maniérisme est le peintre Jan de Beer. Peu connu aujourd'hui, ce peintre né vers 1475 rencontra de son temps un grand succès. Les panneaux de Paris, surtout celui de la Lamentation sur le Christ mort, semblent trahir l’influence des compositions du maître. Ainsi, la physionomie très particulière de Marie-Madeleine nous évoque notamment celle de la Vierge d’une Adoration des Mages aujourd’hui en main privée (Royaume-Uni), réalisée par Jan de Beer et un assistant en 1515. La composition de cette Adoration fut reprise en 1518 par son atelier (Collection privée, Royaume-Uni).


Fig : Anonyme, Marie-Madeleine. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB

Fig : Jan de Beer et assistant, Adoration des mages (détail). 1515, Collection privée. ©Courtesy of Private Collection, UK

Fig : Atelier de Jan de Beer, Adoration des mages (détail). 1518, Collection privée. ©Courtesy of Private Collection, UK


D'autre part, nous notons certains traits communs avec le Triptyque de la Passion, plus précisément avec la scène de Déposition du Christ, réalisé par Noël Bellemare et son atelier et conservé dans l’église Saint-Gervais-Saint-Protais de Paris. Une ligne assez similaire s’observe tout d’abord dans la figure du Christ et dans le mode de représentation de son nimbe. Il y a ensuite la physionomie de la Vierge et le bleu de son manteau, proches du panneau de Saint-Médard tandis que le jaune-rose acidulé des tenues de certains personnages nous rapprochent de la figure de Marie-Madeleine.


Fig : Anonyme, Lamentation (détail). Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB

Fig : Noël Bellemare et atelier, Retable de la passion (détail). Vers 1520, église Saint-Gervais-Saint-Protais de Paris. ©NB

Fig : Anonyme, Marie-Madeleine. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB

Fig : Noël Bellemare et atelier, Retable de la passion (détail). Vers 1520, église Saint-Gervais-Saint-Protais de Paris. ©NB


Mais au-delà de Noël Bellemare, sans doute formé auprès de Jan de Beer à Anvers et actif la majeure partie de sa vie à Paris, un peintre anversois retient particulièrement notre attention ici. Adriaen van Overbeke, jadis nommé Maître de la Crucifixion d’Anvers par Max Friedländer, dirige jusqu’en 1529 un atelier à grand succès. Probablement élève de Quentin Metsys, il est inscrit comme maître dans les archives de la guilde de Saint-Luc à partir de 1508. Adaptant les compositions en fonction de la demande, le peintre et son atelier ont une production pléthorique et sont spécialisés dans la réalisation de retables polychromes propres aux productions anversoises, qui laissent une part importante à la sculpture. L’exemple le plus impressionnant reste le Retable de la Petrikirche de Dortmund. Les volets extérieurs sont peints par van Overbeke et son atelier tandis que l’intérieur dévoile de riches scènes sculptées.

Ce type de retable occupe alors une place prépondérante dans la production anversoise. Ceux-ci sont généralement réalisés par des peintres et des sculpteurs travaillant dans un même atelier car appartenant à la même guilde. Le vaste atelier de van Overbeke comportait donc sans aucun doute des peintres et des sculpteurs.


Le Triptyque de Saint-Médard nous évoque trois œuvres du maître anversois ou signalées comme proches de sa production. Il y a d’abord une Pietà conservée au musée de Varsovie. La position et le traitement du corps du Christ, sa tête renversée et ses yeux clos tiennent visuellement la comparaison avec le groupe du panneau central de l'église parisienne. La forme du visage de la Vierge et la position de sa tête peuvent également être comparées. Cependant, ces dernières sont traitées d’une manière plus sommaire sur le panneau parisien. Enfin, le second plan se rapproche de la production de van Overbeke, marquée par la représentation de buttes rocheuses assez élevées et de faibles dimensions.


Fig : Adriaen van Overbeke, Piétà. Vers 1520, Musée national de Varsovie. ©MNW

Fig : Anonyme, Lamentation. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB


Les panneaux latéraux représentant les saints Honoré et Vincent ramènent à notre mémoire une Messe de Saint Grégoire conservée au musée des Bons-Enfants de Maastricht, attribuée à van Overbeke. Il y a d’abord une proximité décelable entre le visage et la position de la tête du saint Vincent de Paris avec ceux du moine situé en haut à gauche de la composition de Maastricht. Une fois encore, la qualité du panneau de Paris est inférieure.

D’autre part, il est intéressant d’observer les pierreries précieuses disposées sur l’habit du prélat présenté de dos au premier plan de la composition de Maastricht. La disproportion notable de ces pierreries et leur traitement assez particulier dénotent avec la précision globale de la composition. Nous retrouvons ces éléments dans le panneau gauche du triptyque de Paris, présentant saint Honoré. Les pierres y sont également disproportionnées et greffées de manière assez particulière au vêtement, les montures orfévrées étant traitées de manière grossière.



Fig : Attribué à Adriaen van Overbeke, Messe de saint Grégoire (détail). 1515, Musée des Bons-Enfants de Maastricht ©Bonnefantenmuseum

Fig : Anonyme, Saint Vincent. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB

Fig : Attribué à Adriaen van Overbeke, Messe de saint Grégoire (détail). 1515, Musée des Bons-Enfants de Maastricht ©Bonnefantenmuseum

Fig : Anonyme, Saint Honoré. Début du XVIe siècle, église Saint-Médard de Paris (chapelle Sainte-Catherine) ©NB


Ainsi, la culture anversoise du peintre des panneaux de Paris ne fait plus de doute. Il dévoile ici une composition au maniérisme anversois très assagi, principalement observable dans la figure de Marie-Madeleine. Contrairement aux compositions de Jan de Beer, la profusion de personnages n'est ici pas de mise. Le paysage représenté en arrière-plan renvoie aux innovations de Joachim Patinir, autre illustre peintre actif à Anvers dans les années 1520.

Au-delà de l’aspect stylistique, il convient d’évoquer la situation de ce retable dans l’église Saint-Médard. Incorporé dans un encadrement XIXe, sous un tableau de Pierre-Paul Pommayrac réalisé en 1870 (La Mort de sainte Catherine d'Alexandrie), il apparait loin de son contexte de présentation d’origine. Au vu des observations stylistiques montrant une influence anversoise, il nous apparaît possible que ces trois panneaux aient jadis été réalisés pour (et incorporés dans) un retable caractéristique des productions de la cité flamande, mêlant peinture et sculpture. À l’image du célèbre Retable de Pagny, ces panneaux auraient pu prendre place au pied de l’œuvre, sous les volets latéraux, et formeraient ainsi la prédelle d’un ensemble démembré.


Fig : Suiveur de Pieter Coecke van Aelst, Retable de Pagny. 1535, ©Philadelphia Museum of Art


Les trois panneaux de l'église Saint-Médard sont donc redevables par un certain nombre d'aspects de l'école anversoise de la première moitié du XVIe siècle mais restent à notre sens une réalisation française. L'épanouissement artistique très intense d'un nouveau foyer artistique à Anvers dans les deux premières décennies du XVIe siècle, mené par des artistes comme Quentin Metsys, Joachim Patinir et Jan de Beer n'a pas manqué d'influencer et d'attirer nombre d'artistes. Dominé par l'artifice, l'élégance, la contorsion et les physionomies étranges, le maniérisme anversois inonde les productions françaises dès les années 1515 grâce à des artistes comme Noël Bellemare et le Maître d'Amiens, sans doute deux anciens collaborateurs de Jan de Beer. Il n'est donc pas étonnant que, dans nos observations, nous décelions des influences de Jan de Beer et de Noël Bellemare dans les panneaux de l'église Saint-Médard.

 
 

Références bibliographiques :


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