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Nicolas de Staël, dernier concert et puis s’en va


Nicolas de Staël, Le Concert, 1955, huile sur toile, 350 x 600 cm, Antibes, Musée Picasso

Le 16 mars 1955, Nicolas de Staël écrit à son marchand Jacques Dubourg : « Je n’ai pas la force de parachever mes tableaux ». Après avoir rédigé cette lettre, l’artiste russe se jette dans le vide, âgé de quarante-et-un ans, laissant inachevé Le Concert dans le fort d’Antibes. Deux formes massives – un piano noir et l’ocre piriforme d’une contrebasse – séparées par le silence d’un orchestre de pupitres et de partitions, vidé de ses musiciens. Nicolas de Staël réalise son ultime chef-d’œuvre en trois jours, seul face à la Méditerranée : une mer vermeille, immense, d’un rouge brûlant à l’image de la passion qui le consume. Avant de mettre fin à ses jours, le peintre abandonne un dernier feu créateur, un dernier rugissement de désespoir.



Nikolaï Vladimirovitch Staël von Holstein naît en 1914 dans l’ancienne Petrograd, au sein d’une famille proche du pouvoir impérial qui le destinait à connaître une enfance confortable. Son père, le général Vladimir Ivanovitch de Staël von Holstein, sert le tsar Nicolas II. Sa mère, Lubov Bérednikov, appartient à la noblesse russe. Le couple Staël von Holstein vit dans un hôtel particulier fastueux jusqu’à ce que le contexte révolutionnaire de 1917 ne vienne troubler son quotidien et ne le contraigne à quitter la Russie. Dans une sorte de "fuite à Varenne", la famille se fait passer pour estonienne avant de gagner la Pologne en 1919 puis la Lituanie. Le petit Nicolas n’a que sept ans lorsqu’il perd son père puis sa mère à un an d’intervalle. Devenus orphelins, Nicolas et ses deux sœurs sont placés sous la garde de leur marraine qui les envoie vivre à Bruxelles chez le couple Emmanuel et Charlotte Fricero. Désormais adolescent, Nicolas déambule dans les galeries et les musées et nourrit une passion naissante pour la peinture. Il y découvre Véronèse, Rubens, Vermeer, Rembrandt, Delacroix, Van Gogh… Le début des années 1930 marque un tournant dans l’orientation du jeune homme. Après un échec amer au certificat d’étude, Nicolas déclare son ambition : il sera peintre ! En 1933, il intègre l’Ecole des Beaux-arts de Bruxelles et ses cours de dessins dispensés par Van Haelen, ainsi que l’Académie des Beaux-arts de Saint-Gilles où Georges de Vlamynck repère cet élève singulier qu’il appelle « le prince ».


Les voyages parachèveront l’éducation visuelle du peintre. À la manière d’un aristocrate accomplissant son « Grand Tour », Nicolas de Staël parcourt l’Europe et cultive un style propre, encore en formation, au gré de ses découvertes. À l’instar de Delacroix un siècle avant lui, le Maroc est une révélation. Il y rencontre Jeannine Guillou, peintre également et déjà reconnue, qui deviendra sa femme et sa première véritable passion amoureuse.


Éternel insatisfait et dévoré par une ardeur créatrice, Nicolas ne trouve comme solution à sa quête que le travail acharné. Il peint furieusement, frénétiquement, se sentant comme novice face à Jeannine qui le dépasse. Artiste prolifique, il réalise plus d’un millier d’œuvres et en détruit probablement presque autant.

Ses nombreuses correspondances épistolaires témoignent, à la manière d’un Vincent Van Gogh à son frère Théo, du sentiment permanent d’inassouvissement qui le hante. Selon André Chastel, ces lettres, qui nous dévoilent une sorte d’autobiographie du peintre, « c’est Staël à l’état pur ! ».


« Je suis triste quand je peins et sais d’avance ne pas être compris. »

Lettre de Nicolas de Staël à sa mère adoptive Charlotte Fricero, écrite au Maroc le 30 novembre 1936.



Nicolas de Staël, Portrait de Jeannine, 1942, Nice

L’attrait de Nicolas de Staël pour la Méditerranée se poursuit à Nice en 1940, où il rejoint Jeannine, alors malade. Durant cette convalescence, Nicolas la peint beaucoup. Le portrait de 1942 laisse entrevoir – au-delà d’un étirement des formes qui n’est pas sans rappeler le Greco, admiré en Espagne – un intérêt croissant pour la couleur pure. Le jaune saturé du foulard de Jeannine irradie dans l’obscurité générale du tableau. L’aspect linéaire des mains et des contours du modèle rappelle la technique originale du stylo feutre employée par le peintre dans ses croquis.

Jeannine meurt en 1946, ébranlant l’équilibre précaire de l'artiste...



Après une existence dramatique, de Staël semble connaître une embellie finale en Provence. Cette période charnière dans sa production ne dure qu’un an, de juillet 1953 à juin 1954. Il réalise alors plus de deux-cent-cinquante toiles, encouragé par son marchand qui lui assure un succès sans précédent. En Provence il atteint sa quête de lumière, hypnotisé par les « ocres de ce pays merveilleux » si bien connu de Cézanne. La violence du geste et les empattements caractérisés par les coups furieux de couteau s’effacent progressivement au profit d’une matière étirée, lissée jusqu’à la perfection. Les couches de pigments superposées laissent place à une exaltation de la couleur pure et de l’intensité de la lumière en tant que telle. Il est éperdument amoureux. Sa palette et ses sujets évoluent et trouvent une plus grande respiration. Néanmoins, sa liaison passionnée avec Jeanne Mathieu, femme mariée, se solde par une nouvelle rupture, fatale pour le peintre…

Nicolas de Staël, Agrigente, 1954, huile sur toile, collection particulière

L’immensité du rouge écarlate du Concert a pu être interprétée comme la manifestation du chagrin dévorant du peintre suite à cette rupture, ou encore, comme le sang versé dans l’agitation révolutionnaire russe. En somme, l’intensité du contraste obtenu par ces larges aplats se retrouve de manière récurrente dans les compositions bipartites de l’artiste où « le ciel, à force d’être bleu devient rouge. »

Nicolas de Staël, Paysage de Sicile, 1953, huile sur toile © Fitzwilliam Museum, Cambridge

Répertorié dans le catalogue raisonné de Françoise de Staël sous le n° 1100, ce dernier tableau monumental n’est ni signé, ni daté. Seule l’indication du lieu, « peint à Antibes », est présente. Pour peindre une toile d’une telle dimension, Nicolas de Staël s’est installé pendant trois jours dans le fort désaffecté, à la pointe du cap d’Antibes.

Nicolas de Staël, Le Fort Carré d'Antibes, 1955, huile sur toile, Antibes, Musée Picasso

Nicolas de Staël, Les Musiciens, Souvenir de Sidney Bechet, 1952-1953, huile sur toile, Paris, MNAM-Centre Pompidou

Le thème de la musique apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre de Nicolas de Staël. Sa mère, elle-même musicienne et peintre, est apparentée au compositeur Alexandre Glazounov. Il n’est donc pas étonnant de trouver parmi les travaux de Nicolas de Staël plusieurs toiles faisant référence, par leur titre et leur sujet, à ce domaine artistique : Les Musiciens souvenir de Sydney Bechet, Le Piano, L’Orchestre, Les Indes galantes (série de deux toiles s’inspirant de l’opéra-ballet de Rameau créé en 1735)…

Les 5 et 6 mars 1955, Nicolas de Staël assiste à deux représentations au théâtre Marigny à Paris, Anton Webern et Arnold Schönberg, durant lesquelles il réalise des croquis qui lui serviront pour son œuvre finale. À l’image d’un Kandinsky, de Staël déploie dans cette toile toutes les correspondances entre la musique et la peinture. La lisibilité précise de chaque élément demeure moins importante que l’impression musicale générale qui se dégage de l’ensemble. L’artiste nous livre sa vision personnelle de l’harmonie : celle de la résonnance des couleurs. Le Concert sera son point d’orgue.


Nicolas de Staël, L'Orchestre, 1953, huile sur toile, 200 x 350 cm, Paris, MNAM-Centre Pompidou
Nicolas de Staël, Le Piano, 1955, huile sur toile, collection particulière

Comme un perpétuel dialogue entre figuration et abstraction, l’œuvre de Nicolas de Staël reste inclassable dans l’art du XXe siècle. L’énergie créatrice par laquelle il a peint ses tableaux, dans une sorte d’urgence vitale, donne toute sa mystique aux choses représentées.

« Toute ma vie, j’ai eu besoin de penser peinture, de voir des tableaux, de faire de la peinture pour m'aider à vivre, pour me libérer de mes impressions, de toutes les sensations, de toutes les inquiétudes auxquelles je n'ai trouvé d'autre issue que la peinture. » écrit-il dans une lettre à Théodore Schempp en 1952. Nicolas de Staël a finalement trouvé une autre issue à la peinture : le suicide, par lequel il mit fin à ses jours dans un ultime mouvement d’impulsion pure.


Margaux Granier-Weber

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