Par Margot Lecocq
« La nature a prodigué à M. Comerre les dons les plus rares. Il a l’inspiration abondante et facile, le sentiment de la ligne, l’art de la composition que peu d’artistes, même parmi les grands maîtres, possèdent au même degré. »
- Gustave Haller, Le Salon, dix ans de peinture, tome 1, 1902
Tels sont les termes élogieux employés par Gustave Haller lorsqu’il décrit en 1902 les talents du peintre Léon-François Comerre (Trélon, 1850 - Paris, 1916), injustement oublié d’une génération d’artistes académiques délaissés de la fin du XIXe siècle.
Formé à ses débuts dans l’atelier d’Alphonse Colas, le jeune Comerre s’illustre dès 1868 en remportant la médaille d’or du concours de peinture d’après le modèle vivant des Écoles académiques de Lille. Il se rend ensuite à Paris et intègre l’atelier d’Alexandre Cabanel à l’École des beaux-arts. Malgré une carrière inégale, la présence de ses œuvres dans les collections nationales et le regain d’intérêt pour les peintres académiques laissent espérer que Comerre bénéficiera bientôt d’un retour en grâce, comme en témoigne la volonté d’acquisition par le musée d’Orsay de l’un de ses chefs-d’œuvre, Jézabel.
Du rêve de s’illustrer dans le grand genre
« On ne peut pas s’appeler Léon Comerre sans rêver de médaille d’honneur, d’Institut. Et nous n’avons pas perdu l’espérance de voir quelque jour le jeune maître s’échapper triomphant de tous ses lauriers commandés pour se révéler à nous « lui » tout entier. »
- Gustave Haller, Le Salon, dix ans de peinture, tome 1, 1902.
Dès sa formation dans l’atelier de Cabanel, Comerre nourrit l’ambition de s’imposer en tant que peintre d’histoire. Il expose pour la première fois au Salon en 1873 et y multiplie ses participations jusqu’en 1912. Tout au long de sa vie, ses toiles fascinent et suscitent tant l’admiration que le mépris.
En 1875, il expose une prodigieuse Cassandre tuée par Clytemnestre puis remporte le Prix de Rome devant Jules Bastien-Lepage, son concurrent de toujours, pour son Annonce aux bergers. Depuis Rome, où il est pensionnaire de l’Académie de France entre 1876 et 1879, Comerre peint plusieurs toiles dont les sujets sont tirés de la mythologie et des récits bibliques.
Junon et Jézabel dévorée par les chiens défraient la chronique pour la première fois au Salon de 1878, suivies de son Samson et Dalila. La toile est récompensée d'une médaille au Salon de 1881, mais l’approbation totale de la critique lui est à nouveau refusée : « L’ami qui m’accompagne m’arrête devant la Dalila de M. Comerre et me reproche d’avoir été trop sévère pour ce Prix de Rome (…). Si M. Comerre n’avait aucun talent, je n’aurais pas pris la peine de discuter (…) c’est l’œuvre d’un élève distingué, déjà Prix de Rome, et à qui la fraction de l’Institut dans le jury donnera certainement une première médaille, tandis qu’on marchandera peut-être la seconde. » (Albert Wolff, Le Figaro, 11 mai 1881)
Malgré ses efforts, la carrière de Comerre en tant que peintre d’histoire est ponctuée d’échecs et de déceptions, non sans lien avec l’impopularité croissante des enseignements dispensés à l’École des beaux-arts. En 1909, le journal The Maitland Weekly Mercury insistait sur la désillusion que le peintre ressentait suite à tant de déceptions : « Les œuvres d'art françaises, pour lesquelles des milliers de livres ont été dépensées, sont condamnées à disparaître dans quelques années. Telle est la conclusion de Léon Comerre, artiste éminent, officier de la Légion d'honneur. Il affirme qu'en raison de la qualité inférieure des matériaux utilisés de nos jours et de la technique employée par certains artistes, les tableaux de nombreux peintres ne peuvent résister à l'influence du temps. » (The Maitland Weekly Mercury, 26 juin 1909)
Comerre ne cesse pas pour autant d’exposer de grands formats à sujets historiques au Salon et, plus d’une décennie après la présentation d’Œdipe conduit par sa fille Antigone à Thèbes (1871) et celle de La Mort de Timophane (1874), il expose en 1883 Silène et les Bacchantes, dont la réception apparaît comme l’encouragement qu’il attendait depuis longtemps : « Comerre a voulu avec cette œuvre [Silène et les Bacchantes] revenir à ce qu’on appelle le grand art (…). L’exécution en est fort belle (…) Il serait profondément injuste de méconnaître l’immense talent dépensé dans cette grande composition. Aussi l’unanimité des amateurs admire-t-elle les résultats obtenus par notre jeune artiste. » (« Salon de 1883, Les Artistes du Nord, Léon Comerre », Journal de Fourmies, 24 mai 1883). Malheureusement, le peintre est marqué par le rejet qu’il a subi de la part de ses pairs. L’évolution du goût pour des sujets devant refléter la société contemporaine met à mal la réputation séculaire du grand genre, et Comerre se trouve à l’époque bien plus apprécié pour ses talents de portraitiste. Avec une pointe d’amertume, il se tourne alors vers ce genre plus lucratif qui lui assure stabilité financière et clientèle prestigieuse.
Au Salon de 1911, le public découvre l’imposant Déluge de Comerre (musée d'arts de Nantes), qui à soixante ans passés, tente de renouer avec son rêve de jeunesse. Que ce soit par son format monumental, son sujet tragique, ou sa savante composition, l’œuvre répond parfaitement aux exigences de la peinture d’histoire.
Elle reprend un épisode de la Genèse qui avait déjà connu son heure de gloire auprès des maîtres des siècles passés tels Michel-Ange, Raphaël, Jan Brueghel le Vieux ou Poussin. Au XIXe siècle, le sujet rencontre également un certain succès, et des artistes tels que Girodet de Roucy-Trioson, Géricault, Friedrich et Turner le représentent tour à tour, chacun y allant de son coup de pinceau pour dépeindre l’horreur de la scène.
Dans son Déluge, Comerre propose une vision tragique, dépourvue d’espoir, dans une composition théâtrale qui happe le regardeur. Le tableau se veut sombre et cruel. Une pluie torrentielle s’abat sur les corps nus d’hommes, de femmes, d’enfants et de nouveau-nés, qui tentent désespérément de se raccrocher à un rocher. Plusieurs cadavres jonchent le sol de leurs chairs livides, tandis que d’autres, noyés, flottent çà et là. Ceux que le déluge n’a pas encore emportés ne se font guère d’illusions : la détresse se lit sur ces visages qui implorent le ciel, et l’effroi emplit les regards de ceux qui sentent la mort arriver. Les corps se serrent et s’entassent, les uns écrasant les autres pour tenter d’échapper à ces eaux déchainées, qui déferlent sur un unique pan de terre encore épargné. Les animaux subissent le même sort : lions et chiens tentent de lutter au beau milieu de cet orage interminable, en vain. La composition pyramidale et l’usage d’une lumière dramatique et ténébreuse ne sont pas sans rappeler le célèbre Radeau de la Méduse de Géricault. L’expressivité saisissante des figures à l’agonie et le dynamisme des corps en tension à l’aube d’une fin prochaine ne laissent en aucun cas indifférent.
Le tableau se comprend comme le chef-d’œuvre de Comerre, au sens où il représente l’aboutissement de sa réflexion sur la peinture d’histoire, puisqu’il travaillait déjà activement à cette toile dès le début des années 1870, soit près de quarante ans avant. En témoignent une Tête d’étude de l’une des figures féminines ainsi qu’une esquisse préparatoire, elles aussi conservées dans les collections du musée d'arts de Nantes. Le traitement pictural du Déluge et de ses compositions préexistantes atteste du changement de direction entrepris par le peintre.
Comerre semble ainsi éviter de tomber dans les « travers » qui lui étaient habituellement reprochés en s’éloignant d’une forme d’idéalisme paroxystique. Bien loin de sa Jézabel à la souffrance presque tranquille, la Tête d’étude démontre toute l’attention portée par Comerre au rendu des émotions afin de cristalliser le drame. Une peur panique se lit dans le visage de cette femme dont la douceur des traits s’efface derrière l’épouvante. Du point de vue plastique, les chairs autrefois lissées disparaissent pour laisser place à un brossage plus expressif, bien que cet aspect soit moins perceptible dans la composition finale. Toutefois, l’expressivité des figures se veut garante de la crédibilité de la scène, et l’on ne peut qu’imaginer la stupéfaction des visiteurs du Salon lorsqu’ils découvrirent cette œuvre si singulière.
Un peintre touche-à-tout
L’ambition débordante de Comerre fait de lui un artiste aux talents multiples : de peintre d’histoire à portraitiste, en passant par le grand décor et les scènes de genre orientalistes ou érotico-féériques, il ne cesse de se montrer original.
En cette fin de XIXe siècle et en particulier sous la Troisième République, la commande officielle se veut particulièrement active. L’État fait appel à de nombreux artistes par un système de concours pour la réfection et la décoration des édifices publics et religieux. Les peintres, sculpteurs et architectes passés par l’École des beaux-arts sont alors privilégiés. Comerre et sa touche académique ne font pas exception. L’Avesnois prend ainsi part à plusieurs projets, parmi lesquels le décor de la salle des fêtes de la mairie du IVe arrondissement de Paris. Sélectionné en 1884 par le jury, sa proposition composée de dix panneaux représentants les allégories des saisons, les quatre éléments, les heures du jour et les vertus n’est finalement pas retenue. Sa deuxième tentative dans le grand décor, où il présente l’esquisse d’une scène maritale pour orner la salle des mariages de la mairie du XVe arrondissement, n’est guère plus concluante.
En 1886, il contribue à l’aménagement des locaux de la Sorbonne et réalise in situ La Grèce antique se dévoile à l’archéologie dans l’amphithéâtre Guizot, avant de peindre, en 1889, pour le foyer du théâtre de l’Odéon une Phèdre et une Célimène.
Loin de tourner le dos au monde allégorique, Comerre en reprend le principe pour le tympan du plafond de la salle des fêtes de la Préfecture du Rhône (Lyon), dans son esquisse pour l’Allégorie de la Saône et du Rhône (Salon de 1894). Les personnifications de la Saône et du Rhône sont représentées de manière imposante, émergeant des flots tumultueux. Leurs postures gracieuses et leurs regards déterminés symbolisent la force et l’importance de ces cours d’eau pour la région. Comerre utilise une palette de couleurs riches et variées pour donner vie à la scène. Les tons bleus profonds évoquent la force tranquille de l’eau, tandis que les touches de vert et d’ocre représentent les paysages verdoyants qui bordent le fleuve et la rivière.
En dépit de quelques déconvenues, ces dernières œuvres font de lui un décorateur apprécié qui n’hésite pas à exposer au Salon ses propositions infructueuses. Plusieurs commanditaires privés font également appel à lui pour réaliser les décors de leurs hôtels particuliers parisiens. C’est notamment le cas de l’homme d’affaires Georges Dufayel, qui lui passe commande d’un plafond peint, et de l’américaine Madame Diaz Albertini qui lui confie la décoration d’un dessus-de-porte de sa résidence avenue Foch.
Malgré ces commandes, la carrière de Comerre comme décorateur reste modeste. Il décide alors de partir en voyage à la recherche de sources d’inspirations nouvelles. Attiré par le fantasme oriental, il part pour l’Espagne de 1888 à 1890. À son retour, sa production se veut de plus en plus abondante et l’on dénombre une multitude d’odalisques alanguies tenant un narghilé, de portraits de jeunes femmes vêtues d’étoffes et de bijoux exotiques, de musiciennes et de scènes de bain à la Gérôme. Dans Bain de l’Alhambra (Salon de 1890), Comerre intègre l’ensemble des motifs en vogue au XIXe siècle dans les représentations académiques de l’Orient. De la même manière que dans Le charmeur de serpents (1879) de Gérôme, il place sa scène au sein d’une architecture inspirée de formes espagnoles et marocaines. Des céramiques colorées ornent les murs d’un bain en train de couler tandis qu’une femme entièrement nue s’apprête à s’y délasser. À ses pieds est assise une servante regardant sa jeune maîtresse se préparer tout en veillant sur sa toilette.
Comerre, toujours entiché de peinture d’histoire et dont le goût pour l’érotisme animait déjà la peinture, reprend les légendes orientales alors en vogue dans plusieurs de ses tableaux. Le Manteau Légendaire (Salon de 1906), qu’il peint d’après un poème d’Emmanuel Duclos, en est l’exemple parfait. Il combine habilement le goût de Comerre pour les odalisques et l’Orient, et représente l’égyptienne Zouleïkha, épouse de Putiphar, tombée éperdument amoureuse de leur esclave Joseph. Réputée pour sa grande beauté, la jeune femme fait en sorte que ce dernier tombe sous son charme. Malheureusement, Joseph refuse ses avances et déchire sa tunique en tentant de s’éloigner de son étreinte. Prise d’une colère noire et pour se venger, Zouleïkha l’accuse d’avoir tenté d’abuser d’elle avant de le faire jeter en prison. Comerre représente une fois de plus l'acmé dramatique du récit, et donne à voir cette beauté égyptienne, nue et allongée dans un décor imaginaire, agrippée au morceau de tissu qui vient de rompre. Son regard fixe le spectateur qui peut y lire toute la fureur.
À son retour d’Espagne, Comerre est également l’auteur de nombreux portraits d’inconnues du harem et de Parisiennes de son temps, vêtues à l’orientale et placées dans un cadrage frontal resserré. Les visages doux, parfois mystérieux, mais toujours d'une grande sensualité contrastent habilement avec la vivacité des teintes colorées des étoffes, souvent rouges ou jaunes comme dans La Favorite du Sultan, toile emblématique de cette direction esthétique suivie par le peintre durant son voyage.
Ses déconvenues en matière de peinture d’histoire l’amènent toutefois à envisager autrement sa production de portraits mondains :
« Comerre était un portraitiste, il fut le peintre des portraits » (George Comerre, Léon Comerre, 1980).
Cette affirmation se vérifie en 1923 au Salon d’hiver (Petit Palais), qui présentait une rétrospective de son œuvre. Les portraits y constituaient presque exclusivement l’ensemble des tableaux présentés, omettant la diversité des genres picturaux dans lesquels Comerre exerçait, mais témoignant bien de l’ampleur de sa créativité et de ses prédispositions. La rétrospective attire par ailleurs un large public d'amateurs d’art, de critiques et de collectionneurs. Elle est saluée pour son impact et sa contribution à la reconnaissance durable de l’œuvre de Comerre et permet de souligner l’importance de l’art académique, à une époque où de nouveaux mouvements artistiques se faisaient jour.
Si Comerre tire avant tout de sa pratique du portrait des avantages financiers, il semble dès son séjour à la Villa Médicis trouver dans cet exercice un intérêt intellectuel et artistique profond. Il portraiture ainsi ses camarades, eux aussi pensionnaires, tels que le sculpteur Jean-Antoine Injalbert. À son retour en France, dans son atelier de la rue Ampère, puis dans celui du Vésinet, il fait poser ses riches clientes dans leurs plus belles toilettes et s’efforce de leur rendre honneur dans ses toiles.
« Il avait le don de la ressemblance et cherchait toujours dans son modèle une pose qui lui fut naturelle. Il désirait aussi que l’expression soit animée (…). Sa palette était claire, ses couleurs fraîches (…). Il peignait très vite et dès la première séance son modèle se reconnaissait déjà.» (George Comerre, Léon Comerre, 1980). En effet, l’expressivité des figures et la fidélité aux physionomies mises en place par Comerre constituent les deux qualités principales louées par la critique. Il s’illustre d’ailleurs brillamment dans les différents Salons en exposant les visages de ses clientes bourgeoises et de renoms comme la cantatrice Madame Maurice Gallet et la pianiste Madame Gayrard-Pacini.
Ses œuvres révèlent un équilibre subtil entre réalisme et idéalisation, créant ainsi des portraits qui vont au-delà de la simple représentation physique. Comerre donne vie à ses sujets, capturant leur présence et leur personnalité avec une grande justesse.
Gustave Heller soulignait dès 1902 l’aisance et la consistance de l’artiste : « Chaque nouveau portrait signé Comerre est pour lui un succès de plus. » (Le Salon, dix ans de peinture, tome 1, 1902).
Comerre dans les expositions universelles australiennes, focus sur Jézabel dévorée par les chiens
“M. Comerre, qui est depuis un an à la villa Médicis, devait, pour se conformer au règlement, envoyer une seule figure. Le sujet de Jézabel dévorée par les chiens est très heureusement choisi : il satisfait au programme et renferme une vive action dramatique. Entièrement nue, étendue dans un raccourci violent au bas d’un escalier de marbre, Jézabel est entourée de chiens noirs qui de tous côtés l’assaillent. (…) On peut avec une grande confiance, attendre M. Comerre à l’année prochaine ; il est de ceux qui ne tromperont pas l’espoir qu’on conçoit de leur talent. »
- Roger Ballu, La Chronique des arts et de la curiosité : supplément à la Gazette des Beaux-Arts, 5 mai 1877.
En 1879, Sydney accueille la première Exposition universelle sur le sol australien, entendant bien égaler la renommée des grandes villes occidentales. Les beaux-arts, encore en pleine institutionnalisation en Australie, y occupent une place de choix et font la part belle aux artistes français. La gestion de la section française est confiée sur place à une délégation d’émissaires français placée sous l’autorité d’Edmond Turquet, alors sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts. Ce dernier décide de lancer un appel à candidatures auquel répondent plusieurs élèves de maîtres et professeurs reconnus de l’École des Beaux-Arts. Cet événement devait leur permettre de lancer leurs carrières après s’être illustrés lors des éditions passées du Prix de Rome et du Salon.
Parmi eux, se trouve Léon Comerre. Il expose une Junon aux côtés d’une Jézabel dévorée par les chiens, deux toiles composant une partie de ses envois réglementaires depuis la Villa Médicis en tant que pensionnaire de l’Académie de France à Rome, et ce, juste après leur présentation au Salon de l’année précédente en 1878 (n°547 et n°548).
« Jéhu leur dit : Précipitez-la. Aussitôt ils la précipitèrent ; la muraille fut teinte de son sang et elle fut foulée aux pieds des chevaux. Jéhu étant entré pour boire et pour manger, dit : Allez et voyez cette femme maudite, ensevelissez-là, parce qu’elle est fille de roi. » Rois (9, 22-37)
Pour Jézabel, Comerre reprend l’épisode vétérotestamentaire (Livre des Rois) de cette reine israélienne qui aurait persécuté le peuple juif au profit d’un culte nouveau, et dont la chute fut à la hauteur de la trahison. Condamnée à un châtiment terrible, la souveraine est défenestrée avant que sa dépouille ne soit piétinée par des chevaux et dévorée par des chiens. D’origine biblique, le sujet est peu représenté et seules quelques œuvres d’art mettent en images ce sombre récit. On le trouve notamment gravé par Gustave Doré, qui représente l’acmé du drame, lorsque le corps de Jézabel est basculé de force par la fenêtre de son palais.
Au Salon, et assez tragiquement pour Comerre, Jézabel fait scandale. La critique s’enflamme et s’offusque. Les chairs, les anatomies et les teintes de Comerre ne convainquent pas : « M. Comerre n’est nullement coloriste » (Le Temps, 11 Juillet 1877) et Jézabel y est décrite comme « une grosse femme, hommasse, aux formes molles, ventripotente » (Journal officiel de la République française, 24 Juillet 1877). Les rares éloges en demi-teinte ne suffisent pas à sauver la réputation du tableau, l’avis général se veut intransigeant : « Il me faut pourtant, - ce sont leurs œuvres de début qui m’y obligent, œuvres pleines de promesses mal tenues, - il me faut prononcer les noms de MM. Léon Comerre, Lematte, Besnard et Sylvestre, le dernier prix du Salon, tous quatre par-dessus le marché élèves de M. Cabanel. Qu’est-ce que ces artistes sont allés faire à Rome ? (…) Leurs expositions de cette année sont lamentables. M. Comerre nous montre une Jézabel dévorée par les chiens, qui n’est qu’une grosse, vilaine femme, blanche, molle, indécente, s’amusant avec des chiens qui rappellent les gredins de la princesse Haria. » (Joseph Reinach, Le XIXe siècle : journal quotidien politique et littéraire, « Le Salon de 1878 », 03 juin 1878)
Associé sans qu’il ne puisse s’en défendre, et dès son époque, à ce que l’histoire de l’art a longtemps qualifié « d’art pompier », le traitement pictural de Comerre bénéficie pourtant d’un certain engouement en Australie, ce qui témoigne bel et bien d’une différence majeure dans l’histoire du goût entre les deux pays. En effet, il obtient à Sydney en 1879-1880 une mention spéciale dans la catégorie « Peintures d’histoire et Tableaux de genre », et en 1880-1881 à l’Exposition universelle de Melbourne, bien que le sujet soit légèrement contesté, l’esthétique de l’œuvre est un véritable succès ! Comerre décroche l’une des rares médailles d’or de premier ordre de mérite pour Junon et Jézabel dévorée par les chiens. Cependant, les toiles ne sont pas achetées par l’état australien qui s’était pourtant porté acquéreur de plusieurs œuvres françaises récompensées (afin de constituer ses premières collections muséales), et prennent finalement le chemin du retour vers la France à l’issue de l’année 1881. Certains détracteurs de Comerre ne manqueront d’ailleurs pas d’expliquer ce phénomène par la revue à la hausse des récompenses, suite à l’émergence d’une contestation de la délégation française considérant que sa section des beaux-arts n’avait été que trop peu honorée…
Quoiqu’il en soit, et s’il est vrai que la Jézabel de Comerre correspond en tout point à un académisme poussé dans ses retranchements à un moment où ce dernier peine de plus en plus à séduire, la qualité esthétique de la composition et de la touche mettent à mal la sévérité de la critique du XIXe siècle. Certes, pas d’effusion de sang, de douleur exacerbée et de canidés enragés ici, mais l’artiste joue habilement sur un effet d’oppression en combinant un cadrage resserré à une lumière dramatique, qui confère toute sa tension à la scène. Loin de se servir du mythe de Jézabel comme un prétexte pour portraiturer une énième odalisque, motif que le peintre appréciait tout particulièrement, Comerre cherche à donner sa propre version de l’épisode religieux. Celui-ci se veut moins vraisemblable, et peut-être le peintre souhaitait-il ici représenter la calme résignation de la reine d’Israël expirante, avant que la fureur des animaux ne s’abatte sur elle, lui ôtant la vie. Le traitement des chairs n’est en effet pas sans évoquer celui d’un Alexandre Cabanel – son maître -, et d’un William Bouguereau, mais au fil du temps, cette esthétique a finalement su conquérir le public anglo-saxon, rendant peu à peu leurs lettres de noblesse à ces académiciens en sursis.
La présence de la toile de Jézabel dans la vente de la succession Lion-Comerre (petite-fille de l’artiste) qui s’est tenue à Drouot le 3 février 2003 suggère que l’œuvre est restée invendue et resta en possession de la famille de l’artiste jusqu’à cette date, où elle a été acquise par un collectionneur privé au même titre qu’une feuille d’étude pour cette même composition. En 2013, le tableau réapparaît soudainement sur le marché dans le catalogue d’une vente organisée par la maison Millon prévue pour le 27 novembre 2013. Le musée d’Orsay s’est empressé d’exprimer sa volonté d’acquisition. Un courrier du 21 novembre 2013 émis par la direction des musées de France demande immédiatement le retrait de l’œuvre de la vente. Malheureusement, et pour des raisons inconnues, il semblerait que le projet du musée d’Orsay ait été avorté, et la Jézabel fait probablement encore le bonheur de son premier propriétaire. On ne saurait alors que trop espérer sa mise en vente dans un avenir prochain et l’espoir cette fois d’une entrée réussie dans les collections nationales, qui pourrait enfin redonner à ce chef-d’œuvre et à son auteur toute l’admiration et la considération qu’ils méritent…
Bibliographie :
● Cariel Rémi (dir.), Wuhrmann Sylvie (dir.), Visions du déluge : de la Renaissance au XIXe siècle, [cat. exp.], Paris, Réunion des musées nationaux, 2006.
● Vaisse Pierre, La Troisième République et les peintres, Paris, Flammarion, 1995.
● Lorique Gwendoline, Léon Comerre (1850-1916) : entre Paris et le Nord, [mémoire de master II], Lille, Université Lille 3 Charles-de-Gaulle, UFR Sciences historiques et artistiques, 2006.
Comerre George, Lion-Comerre Denyse, Mme. J. Maillart-Norbert, Léon Comerre 1850-1916, Paris, Les Presses Artistiques, 1980.
● Musée des Beaux-Arts de Nantes, Chefs-d’œuvre des collections Nantaises, Nantes, imp. de Brétagne, 1954.
● Haller Gustave, Le Salon, dix ans de peinture, tome 1, Paris, 1902.
● Fond Comerre, Paris, Documentation du musée d’Orsay.
● Millon, maison de ventes aux enchères, Art Moderne : tableaux et sculptures modernes, [cat.], vente du mercredi 27 novembre 2013, Paris, Millon, 2013.
● Giafferi (commissaire-priseur), Succession de Madame Lion Comerre : tableaux et dessins de Léon Comerre, [cat.], vente du lundi 3 au mercredi 5 février 2003, Paris, Drouot – Richelieu, 2003.
Un grand merci à Benjamin Esteves pour ses précieux conseils.
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