Synthèse de l’espace, de la lumière, de la matière et de la couleur, le style architectural de Luis Ramiro Barragán Morfín (1902-1988) a marqué toute une génération d’architectes mexicains et du monde entier par sa singularité. Lauréat en 1980 du célèbre prix Pritzker – la plus haute des distinctions en architecture – il a été le principal interprète du mouvement fonctionnaliste européen au Mexique, ce qui en fait l’un des plus grands architectes latino-américains du XXe siècle.
Né en 1902 à Guadalajara au Mexique, Luis Barragán grandit dans une famille de riches propriétaires terriens. Il passe son enfance et son adolescence entre sa ville natale et l’hacienda familiale de Corrales, grand ranch situé près du bourg isolé de Mazamitla, à la limite de l’État de Michoacán. Durant ses vacances estivales, le jeune Luis participe avec ses frères à la vie et aux activités de cette propriété dont son père, Juan José Barragán, a hérité. Là-bas, il est initié à l’élevage de bétail et se consacre aux travaux de développement de l’exploitation agricole, qui est la plus prospère de la région.
« les premiers souvenirs de mon enfance sont liés à un ranch que ma famille possédait près du village de Mazamitla. C’était un village dans les montagnes, avec des maisons de tuiles dotées d’auvents immenses pour protéger le passant des averses de la région. Il avait la couleur de la terre, ce qui était intéressant car la terre était colorée. […] » (« Extraits de conversations avec Emilio Ambasz », The Architecture of Luis Barragán, 1984).
Adulte, il se dit fortement marqué par son expérience dans le milieu rural. De ses années de jeunesse, il garde le souvenir d’une familiarité avec la nature, d’une proximité des chevaux, de l’expression des traditions et fêtes populaires, et surtout, de l’architecture vernaculaire mexicaine qui occupe une place prépondérante dans son œuvre construite, intimement liée à sa vie.
Bien qu’il soit connu comme architecte, Luis Barragán a d’abord été ingénieur civil. Diplômé de la Escuela Libre de Ingenieros de Guadalajara en 1923, il se spécialise dans l’hydraulique avant de découvrir son affinité pour l’architecture qu’il finit par étudier en autodidacte.
Ses premières réflexions s’orientent vers la recherche d’une simplicité proche de l’ascèse : influencé par ses racines mexicaines, il puise ses inspirations dans les architectures populaires traditionnelles des villages alentours ainsi que dans les constructions du monde indigène et des cultures précolombiennes, caractérisées par la rigueur, la géométrie et le dépouillement.
Fervent croyant, il est aussi attiré par l’ambiance de quiétude qui règne dans l’architecture des couvents et des églises mexicaines. Il en retient la forme et la volumétrie ainsi que le traitement de la lumière. Son goût pour l’intimité, le silence et la solitude naît d’ailleurs de la découverte de la fondation monastique d’Actopan, érigée par les Augustins au milieu du XVIe siècle : il raconte avoir été frappé par la vivacité chromatique de la voûte, la simplicité des lignes et des masses et la plasticité des murs recouverts d’un enduit rose magenta qu’il reprend à son compte quelques années plus tard.
Au début des années 1920, Barragán réalise un voyage initiatique afin de parfaire sa formation culturelle et compléter ses références par des sources méditerranéennes. En mai 1924, il entame un circuit des villes d’art occidentales et concentre son intérêt sur l’architecture, les musées et les monuments. Il commence par effectuer une sorte de « Grand Tour » de l’Espagne afin de renouer avec son ascendance hispanique et visite les villes de Madrid, Ségovie, Salamanque, Tolède et Grenade. À l’occasion de cette dernière étape, il se prend de passion pour l’architecture mauresque et arabo-andalouse qu’il découvre à travers l’Alhambra, lieu de révélation de sa propre conception du jardin idéal.
Au cours de son séjour en France, ses réflexions sur l’architecture évoluent et s’imbibent de la pensée de l’essayiste, écrivain et paysagiste français Ferdinand Bac (1859-1952) qui fait paraître en 1925 deux manifestes sur l’art du paysage, Les Colombières et Les Jardins Enchantés. La lecture attentive de ces deux ouvrages marque profondément Barragán qui voit en la structuration et l’aménagement de ces espaces le moyen de créer des lieux propres à la méditation, à l’envoûtement et au mysticisme.
À son retour au Mexique en 1925, Barragán est chargé d’une puissance esthétique qu’il exprime à travers l’élaboration de plusieurs projets d’architecture, marqués tant par les années de jeunesse qu’il a passées entre Guadalajara et l’hacienda de Corrales que par les influences qu’il a glanées au cours de son voyage en Europe. Entre 1926 et 1931, il fait construire une quinzaine de villas particulières dans sa ville natale pour des clients d’une classe aisée et conservatrice. Inspirées de références méditerranéennes, ces maisons témoignent d’une prédominance de l’influence de Ferdinand Bac et du style arabo-andalou qui s’accordent parfaitement avec le climat et l’environnement de Guadalajara.
Les Casas Enrique Aguilar (1928), Efraín González Luna (1929) ou encore Gustavo Cristo (1930) sont autant d’échantillons d’une architecture orientée vers la recherche d’une parfaite union entre la maison et la nature, l’habitation et le jardin. Barragán y matérialise l’idée d’une perméabilité entre l’intérieur et l’extérieur par des espaces de transition, tels que le porche de la maison Cristo ou les loggias des maisons Aguilar et González Luna, sortes de patios conçus comme des pièces à ciel ouvert ou des séjours extérieurs.
À l'issue de ses premières réalisations, Barragán entreprend un second voyage européen placé sous le signe du fonctionnalisme dont il avait vu les prémices lors de son premier séjour en France, en 1925. Il avait alors visité l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes à Paris, où étaient exposés le pavillon de l’Esprit Nouveau du Corbusier et celui du Tourisme de Mallet-Stevens. En 1931, il réitère cette expérience et se rend à la villa Savoye de Poissy, à la maison Stein-de Monzie à Garches et à la Cité du Refuge de l’Armée du Salut à Paris. La même année, il rencontre Le Corbusier à l’atelier de la rue de Sèvres et lit avec intérêt son manifeste, Vers une architecture (1923), dont il retient certains enseignements qu'il met à l’œuvre peu de temps après, à son retour en 1935.
Après son installation à Mexico, il conçoit une série d’immeubles locatifs d'inspiration fonctionnaliste dont la formule architecturale, empruntée aux constructions européennes, atteint son apogée dans le pays. Jusqu’en 1939, il se dédie à l’expérimentation de ce type de propositions puristes, imaginées dans l’esprit de la modernité internationale, avant de se retirer du monde de la promotion immobilière pour se consacrer à l’art des jardins.
Ce moment marque un tournant dans la carrière de l’architecte qui s’implique dans la construction de grands projets urbains, à l’instar du parc résidentiel du Pedregal de San Angel, situé dans le sud de Mexico. Sur cet immense terrain organique formé par l'éruption du volcan Xitle en 5000 avant J.-C., Barragán conçoit avec l’aide de Max Cetto (1903-1980) un vaste projet d'urbanisation de la zone à destination de l’élite mexicaine. Il cherche à harmoniser l’architecture et la nature en misant sur une succession de lieux enclos, comme des terrasses couvertes, des cours fermées ou encore des jardins entourés de murs hauts, où règnent le minéral, le végétal et l’eau. La partie extérieure de la Casa Pedregal (1949) – aujourd’hui Casa Prieto López – en est l’un des meilleurs exemples : dans le jardin, Barragán instaure un lien intime entre le bâti et l’environnement, faisant côtoyer un bassin à la géométrie simple et une nature sauvage qui rappelle l’origine hostile du site.
Les années suivantes voient l’épanouissement du langage barraganien à travers la réalisation de maisons particulières pour des amateurs d’art et d’architecture issus d’un milieu aisé.
En 1964, la famille Folke Egerstrom confie à Barragán l’édification d’un ranch, d’une fontaine et d’une maison à Los Clubes, dans la banlieue de Mexico. Tout en répondant aux exigences du commanditaire, l’architecte fait de ce terrain le lieu de sa propre expression et se plaît à combiner art populaire et modernité. Reprenant à son compte le langage architectural des maisons mexicaines populaires, il fait bâtir d’épais murs recouverts d’un enduit de couleur vive qu’il associe au minimalisme de l’avant-garde européenne. L'ensemble, achevé en 1969, devient le symbole du travail de l’architecte : elle rassemble tous les éléments récurrents de son œuvre, de la conception des plans d’eau à la rigueur géométrique des constructions, en passant par l’utilisation de la couleur dans les espaces.
Entre 1975 et 1977, l’art coloriste de Barragán atteint son apogée avec la composition spatiale et chromatique de la Casa Gilardi. Conçu dans le quartier de la Colonia San Miguel de Chapultepec, le projet se concentre sur la coloration des surfaces pour laquelle Barragán mobilise plusieurs sources. La pièce maîtresse de la maison, un bassin voulu par les deux commanditaires, est peinte selon les accords colorés des maîtres du Bauhaus Josef Albers (1888-1976) et Johannes Itten (1888-1977). Pour les volumes intérieurs et extérieurs, Barragán choisit d’utiliser la palette du peintre mexicain Jesús "Chucho" Reyes (1880-1977), dont il a longuement étudié les travaux colorés.
De ces multiples associations se dégage une ambiance solaire dont émane une sensation de bien-être et de plénitude. L’intensité lumineuse, qui glisse sur les murs et mélange les tons, participe à créer une atmosphère propre à susciter une émotion esthétique, sinon spirituelle voire religieuse.
Âgé de quatre-vingt ans à la fin des travaux, Barragán signe avec la Casa Gilardi sa dernière œuvre et peut-être aussi son testament artistique. La maison cristallise en tout cas l’ensemble des idéaux de l’architecte, qui, à travers cette réalisation, s’accomplit également en tant que peintre.
Tout au long de sa carrière, Luis Barragán a puisé son inspiration dans de nombreuses références étrangères sans jamais renier sa mexicanité. Son langage architectural, empreint d’une grande diversité, s’est inscrit à la fois dans un Mexique de la tradition et dans un Mexique de la modernité. Alliant architecture vernaculaire et modernisme, son style a été salué à de multiples reprises, faisant de son nom une référence essentielle dans l’histoire de l’architecture.
Plus de vingt ans après la récompense du prix Priztker, sa maison-atelier, située dans le quartier populaire de Tacubaya à Mexico, a été inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l'UNESCO. Aujourd’hui encore, l’œuvre architecturale de Luis Barragán inspire les artistes et influence leurs travaux. C’est ce que s’attache à montrer l’artiste, écrivaine et cinéaste américaine Jill Magid, dont l’installation, présentée dans les galeries contemporaines du musée national d’Art moderne de Paris, rend hommage à l’architecte en interrogeant ses archives.
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