Entre grâce, harmonie et délicatesse, nombreux sont les mots utilisés pour décrire la manière de Sandro Botticelli. Peintre illustre du Quattrocento italien, protégé de Laurent de Médicis, sa Naissance de Vénus et son Printemps sont aujourd’hui ancrés dans nos consciences comme deux des plus grands chefs-d'œuvre de la première Renaissance florentine, née de l’impulsion de la puissante famille toscane. Le souvenir de l’Antiquité irrigue alors la création des artistes et les réflexions des érudits : la philosophie néoplatonicienne et la mythologie s’entrecroisent pour donner lieu à des thèmes nouveaux dans l’œuvre de ceux adhérant à ces nouveaux idéaux. Botticelli en fait partie.
Aujourd’hui, en ce 14 février, Coupe-File vous invite à découvrir - ou à redécouvrir- un autre de ses sujets mythologiques, miroir d’une époque artistique et intellectuelle fastueuse : Vénus et Mars, peint en 1483, véritable fenêtre ouverte sur un autre monde, celui des amours des Dieux.
C’est presque dans une position de voyeur que nous assistons à la scène. Un homme et une femme, occupant toute la largeur du tableau, sont allongés sur l’herbe. Leur proximité nous indique une évidente relation entre les deux, mais leur état d’esprit ne semble pas être le même. La femme est bien éveillée, presque alerte ; vêtue d’un somptueux drapé bordé de galons dorés, son visage est souligné de longs cheveux d’or, dont s’extirpe une fausse tresse se rejoignant dans le médaillon sur sa poitrine. Le buisson de myrte derrière elle nous permet de l’identifier comme étant Vénus, déesse de l’amour.
L’homme, quant à lui, n’est pas alerte du tout : il dort profondément. Pourtant, une certaine cacophonie semble émaner du tableau : des petits satyres malicieux ont profité de son sommeil pour s’amuser avec son armure, qui nous indique cette fois qu’il s’agit de Mars, dieu de la guerre. Par ailleurs, le vacarme est sur le point de s’intensifier ; l’un d’eux, installé sur la lance, s’apprête à souffler dans une conque marine aux oreilles du dieu. Botticelli nous offre donc ici un moment suspendu ; Mars, dans une seconde, se réveillera probablement en sursaut.
Et les amants interdits devraient être arrachés à leur tranquillité d'un jour à l'autre.
"[...] racontons les amours du Soleil. Le premier, dit-on, ce dieu vit l'adultère de Vénus avec Mars ; il est entre les dieux le premier à tout voir. Indigné du méfait, il révéla au fils de Junon, mari de Vénus, le furtif outrage fait à sa couche et l'asile des coupables." - Ovide, Les Métamorphoses, chant IV
En effet, Vénus et Mars n’ont pas tout à fait le droit de se fréquenter. Homère et Ovide nous racontent cette histoire d’amour, paradoxale s’il en est, entre la déesse de l’amour, personnification de la paix, et le dieu de la guerre, celle de la violence. La représentation qu’en fait ici Botticelli, sujette à de nombreuses interprétations, a notamment fait penser qu’il s’agissait de montrer la victoire de cet amour sur la force et le conflit.
De fait, les deux divinités tombent amoureuses alors que la déesse est déjà mariée à Vulcain, dieu du feu, patron des forgerons, réputé pour n’être point très avenant ni très sympathique. Et, comme si cela ne suffisait pas, il est jaloux. Ovide, dans le chant IV de ses Métamorphoses, explique que Vénus et Mars parviennent à cacher leur idylle un certain temps, mais que cela ne dure pas ; le dieu du soleil, Apollon, finit par les découvrir et prévient l’époux de la déesse, donnant ainsi lieu à une scène qui fut beaucoup représentée dans la peinture : le moment où Vulcain emprisonne les amants illégitimes sous un filet magique invisible et les expose aux regards des dieux Olympiens qui s’en donnent à cœur joie, au grand dam des amoureux envahis par la honte.
Botticelli prend donc le parti de ne pas montrer cet épisode, mais un moment figé dans le temps, juste avant l’action ; un moment qui nous semble encore paisible avant le hurlement de la conque et, plus tard, le filet de Vulcain. Vénus, dans la pudeur de sa robe couvrante, et Mars, le corps viril recouvert d'un simple drapé, se reposent, sans doute après s'être joints, corps et âme.
Ce choix peut être expliqué par la destination présumée de l’œuvre, qui a été rattachée au type des cassone, des panneaux destinés à orner un coffre de mariage ou la tête d’un lit. Il s’agit donc d’une peinture que l’on aurait pu retrouver dans la chambre nuptiale de jeunes époux, avec ce triomphe de l’amour à observer au moment de la conception d’un enfant, par exemple. Pour ce qui est de la question des destinataires, la famille Vespucci a été citée, notamment par E. Gombrich, avec l’observation des petites guêpes virevoltant autour de la tête de Mars, guêpe se traduisant « vespe » en italien. C’est, par ailleurs, une famille d’érudits et d’amateurs d’art que l’on sait connue de Botticelli ; Simonetta Vespucci, grande beauté de la Renaissance, fut sa muse pour bien des œuvres.
Ci-dessous : portrait (posthume) présumé de Simonetta Vespucci, Sandro Botticelli, entre 1475 et 1480, tempera sur bois, Berlin, Gemäldegalerie.
C’est toute la manière du maître que l’on observe ici : l’amour de la ligne du contour, donnant à l’œuvre l’aspect ornemental qui fit - et fait encore - sa renommée, éloignant encore plus la scène de notre monde terrestre. L’harmonie des formes et des couleurs, soulignée par une lumière éthérée, est totale. Tout cela, il pourrait l’avoir tiré de sa proximité, dans sa jeunesse, avec son frère Antonio, orfèvre de formation.
Mais ce tableau, au-delà de son esthétique, traduit aussi par la peinture les idéaux néoplatoniciens en lesquels Botticelli croit ; dans cette perspective, les divinités mythologiques sont « des aspects de l’activité intellectuelle pour développer l’esprit et le purifier en le disposant à une meilleure compréhension de l’harmonie de l’univers. Cette harmonie trouve en Vénus, son royaume et sa suite la personnification la plus adéquate. » (1). Vénus et Mars est aussi la preuve de la grande culture de l’artiste et de la redécouverte de l’antique dont nous parlions plus haut : les petits satyres seraient une référence très claire au récit du mariage d’Alexandre le Grand avec Roxanne, raconté par le poète grec Lucien.
Du triomphe de l’amour à l’harmonie de l’univers, en passant par quantité d’autres interprétations qui ont été avancées, c’est une œuvre érudite et pleine d’esprit que Sandro Botticelli nous a offerte, entre calme et tempête, entre pudeur et sensualité. Allongés à la manière d’un sarcophage antique, Mars et Vénus sont figés depuis cinq siècles dans une tranquillité fragile, et le seront peut-être pour cinq autres siècles encore.
Raphaëlle Agimont
(1) Botticelli, de Laurent le Magnifique à Savonarole, (Paris, Musée du Luxembourg, 1er octobre 2003-22 février 2004 et Florence, Palazzo Strozzi, du 10 mars 2003 au 11 juillet 2004) cat. exp. sous la dir. de D. Arasse, 2003)