L’abstraction, c’est elle. Lorsque l'artiste suédoise Hilma af Klint (1862-1944) entame la création du Temple en 1906, elle réalise une œuvre fondamentale, longtemps restée secrète et pourtant révolutionnaire. Des années avant Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch ou encore Piet Mondrian, elle développe l'abstraction, inspirée par les idées du courant théosophique et par ses propres expériences ésotériques.
Née à Stockholm en 1862, dans une famille d'officiers de marine et de cartographes, Hilma af Klint est très tôt influencée par ses étés sur l'île d'Adelsö, où elle développe son affection pour la nature. La mort de sa sœur Hermina en 1880 marque le point de départ d’un goût pour l'ésotérisme très affirmé chez Hilma af Klint, qui effectue ses premières séances de spiritisme à partir de cet évènement tragique. Elle entre à l'école technique (actuelle Konstfack) dès ses dix-huit ans, avant d'intégrer deux ans plus tard l'Académie royale suédoise des Beaux-Arts. Elle y étudie pendant cinq ans dans le département des dames, créé en 1864 et fusionné au reste de l'Académie en 1925. Elle y pratique le dessin à partir de modèles vivants et développe à mesure de cet enseignement son talent affirmé, qui lui vaut de terminer ses études avec succès en 1887. Dans les années suivant sa formation, elle peint surtout des portraits et des paysages, qui lui assurent des revenus suffisants et une certaine notoriété.
Le quatrième quart du XIXe siècle voit émerger un mouvement de pensée de grande envergure : la théosophie. Fondée à New York en 1875 par Helena Blavatsky, Henry Steel Olcott et William Quan Judge, la Société théosophique prône la recherche d'une vérité universelle. Ce courant participe à une impulsion créative chez de nombreux artistes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les Nabis ou encore le groupe de Stijl sont par exemple fortement influencés par ce mouvement. La Société théosophique place son siège en Inde et ouvre des branches aux quatre coins du globe. Une antenne suédoise s'installe en 1889 à Stockholm. Hilma af Klint fonde quant à elle dès 1896 le groupe Les Cinq avec Anna Cassel, Cornelia Cederberg, Mathilda Nilsson et Sigrid Hedman. Elles se retrouvent tous les vendredis pour pratiquer le spiritisme, prier, étudier le nouveau Testament et réaliser de l'écriture et du dessin automatique. Ces séances ésotériques, abondamment retranscrites dans les carnets de l'artiste, préparent la pratique abstraite de Hilma af Klint. En effet, c'est au cours de l'une de ces séances qu'elle décrit entendre des voix lui dictant de réaliser un ensemble de peintures destinées à orner un temple potentiel. Elle se met au travail en 1906, dix ans après la fondation du groupe Les Cinq et cinq ans avant la première peinture abstraite de Vassily Kandinsky.
Le Temple se compose de cent quatre-vingt-treize tableaux, peints entre 1906 et 1915. Au cours de cette période, Hilma af Klint évolue dans la description de son processus créatif : elle indique tout d'abord, de 1906 à 1908, être dirigée directement par des forces qui la dépassent. Cependant, après avoir fait une pause entre 1908 et 1912 pour s'occuper de sa mère et poursuivre son étude de la philosophie, elle change de discours. Sans doute influencée par ses échanges avec Rudolf Steiner, futur fondateur de l'anthroposophie, elle se présente davantage comme l'autrice de ses œuvres, et affirme seulement interpréter sous forme plastique les messages qu'elle reçoit. Ce passage du spirituel au physique par l'intermédiaire de la peinture pourrait être le sujet de l'œuvre Retable, n°1, où un astre se décompose en sept colonnes de couleurs formant une pyramide. L'ensemble ne va pas sans rappeler un diagramme, et témoigne de l'intérêt de Hilma af Klint pour les mathématiques.
Le Temple est moins une œuvre uniforme qu'un ensemble de séries de peintures. La toute première de ces séries, Chaos Primordial, illustre la naissance du monde en mettant en avant le principe de dualité cher aux théosophes. En effet, ces derniers expliquent que le monde serait né d'une déchirure fondamentale qui l'aurait séparé en deux forces opposées, mues l'une vers l'autre. Chaos Primordial se développe au fil de vingt-six peintures de petite taille, qui mettent déjà en avant un réseau de symboles qui participe à l'interconnexion des œuvres de Hilma af Klint. Cette dernière réalise également la série Les dix plus grands, qui représente les étapes de la vie, de l'enfance à l'âge mûr, à travers dix peintures à l'huile de grandes dimensions. Les formes employées dans ces tableaux colorées ne vont pas sans rappeler celles de la vie organique. Sur l'œuvre ci-contre, ce sont des coquilles d'escargot qui jalonnent la toile, et rappellent l'importance de la nature chez Hilma af Klint. En 1914, l'artiste entame une nouvelle série de tableaux, probablement inspirée par les débuts de la Première Guerre mondiale : le Cygne. L'affrontement de ce cygne blanc et de ce cygne noir évoque à nouveau la dualité du monde en faisant référence aux concepts du Yin et du Yang.
De gauche à droite :
- Hilma af Klint, le Cygne, n°16, 1915, The Hilma af Klint Foundation
- Hilma af Klint, le Cygne, n°17, 1915, The Hilma af Klint Foundation
- Hilma af Klint, le Cygne, n°18, 1915, The Hilma af Klint Foundation
Une fois le Temple achevé, l'artiste poursuit la pratique de la peinture abstraite. Cependant, elle expose très peu ce pan de sa création, persuadée que le public n'est pas prêt à recevoir son œuvre. Hilma af Klint lègue l'intégralité de cette production à Erik af Klint, son neveu, et souhaite que cet ensemble ne soit pas dévoilé au grand public avant une période de vingt ans après sa mort, qui survient en 1944. C'est donc dans les années soixante que les œuvres de Hilma af Klint refont surface, et elles ne sont découvertes par le plus grand nombre qu'à la suite de l'exposition The Spiritual in Art, Abstract Painting 1890-1985, tenue en 1986 à Los Angeles.