top of page

Le mécénat : une question inchangée depuis la Renaissance ?


« Les gens de lettres ont senti enfin que toute dépendance personnelle d'un mécène leur ôtait le plus beau de leurs avantages, la liberté de faire connaître aux autres la vérité lorsqu'ils l'ont trouvé, et d'exposer dans leurs ouvrages, non les prestiges de l'art d'écrire, mais le tableau de leur âme et de leurs pensées »
Nicolas de Condorcet, Éloge de D'Alembert

Le mécène serait-il une figure contraignante ? En quelque sorte geôlier de l'artiste, il s'accaparerait, en échange d'une protection, la capacité créative et le talent des artistes ? Nicolas de Condorcet, par le biais de cette sombre vision du mécène, questionnait les bornes définitionnelles du mécénat. Si le mécénat est une « protection accordée aux lettres, aux arts et aux sciences » selon le Larousse et le mécène un « homme riche ou puissant qui encourage les sciences, les lettres et les arts », selon le Littré, nous allons voir que ces définitions ne sont pas absolues. Aujourd'hui, le mécénat est partout, mais il n'en reste pas moins une notion extrêmement floue, difficile à définir. Coupe-file Art a défriché la question pour vous.


Pratique polymorphe, son existence est attestée dès la Rome Antique. On ignore d'ailleurs souvent que le terme de « mécénat » est sans doute la plus belle antonomase de l'histoire ; il fut tiré d'un personnage de l'Antiquité, Caïus Maecenas, conseiller de l'empereur Auguste et l'un des premiers soutiens revendiqués du monde des arts. Virgile ou Horace, qui ont été parmi ses plus illustres protégés, lui ont ainsi rendu hommage respectivement dans les Géorgiques et dans les Odes.


"Mécène, issu d'une ancienne famille de rois, ô mon rempart et ma douce lumière de gloire..."

(Horace, "Odes", I-1)


D'Auguste à Pierre Berger, en passant par Federico da Montefeltre, Catherine de Médicis, Louis XIV ou les familles Stein et Rothschild, le mécénat a transcendé l'histoire. Il nous faut donc a minima retracer celle-ci.

Nicolas de Condorcet ne s'était pas trompé quand il montrait du doigt le mécénat comme instrument de pouvoir. Durant la période médiévale, soutenir un artiste ou une institution devient souvent synonyme de propagande. Les princes et princesses, comme Jeanne d'Évreux, protègent et mettent en avant des artistes de cour dans un but précis : favoriser une production artistique à la fois au service de la religion chrétienne, du pouvoir royal, ainsi que de leur propre personne.

Cependant, c’est à la Renaissance, notamment en Italie, que le mécénat acquiert une place centrale dans l’organisation de la société. En effet, l’artiste devient pour les puissants un instrument indispensable à acquérir dans leur quête du pouvoir. La connaissance devenant l'objet et la source du pouvoir, ceux qui veulent pouvoir dominer leurs contemporains décident de s'entourer des "artistes-humanistes", les premiers détenteurs de cette matière première qu'est la connaissance. En revanche, de manière tout à fait étonnante, ce n'est que depuis 1987 que l'on s’est attaché à donner un cadre juridique à la notion de mécénat. Cette dernière nous a permis d'identifier et de classer 3 différentes pratiques : un mécénat financier, constituant le versement ponctuel ou régulier d’une somme d’argent donnée, un mécénat de nature, consistant en un prêt gratuit de biens corporels meubles ou immeubles, ainsi qu'un mécénat de compétence, qui est un prêt de main d’œuvre.


De gauche à droite :

- Maecenas (Francesco Bartolozzi, 1790-1791, gravure sur cuivre d'après les 108 pierres antiques de la collection du duc de Marlborough)

- Federico da Montefeltro (Piero della Francesca, vers 1470, huile sur toile, Offices de Florence

- Pierre Bergé à Grenoble pour l'inauguration du musée Stendhal, 2012, ©Matthieu Riegler.


Par la nécessité même de son existence, cette classification a mis au jour la forme fondamentalement polymorphe qu'a pris le mécénat au cours des siècles. Il a été tour à tour une activité de contribution à l'amélioration des conditions de vie, un facteur de progression des connaissances, ou bien encore un moteur à l'enrichissement du patrimoine culturel mondial. Le mécénat, c'est donc l'ensemble des projets d'initiatives privées visant à mettre en valeur un domaine d'intérêt général.


« Un soutien matériel apporté sans contrepartie directe de la part du bénéficiaire, à une œuvre ou à une personne pour l'exercice d'activités présentant un intérêt général ».

Loi du 1er août 2003, dite Loi Aillagon


La gratuité serait donc une composante intrinsèque du mécénat ? Si c'est le cas, comment ne pas voir une contradiction entre le mécénat princier de la Renaissance, objet de pouvoir, et notre conception contemporaine ? Cette dichotomie entre Laurent de Médicis et LVMH nous interroge. Comment le mécénat est-il passé de la main de la personne physique à celle de la personne morale ? En effet, les entreprises sont désormais les principaux mécènes et se sont imposées comme des actrices incontournables de la production et de l'exposition artistique. Par ailleurs, les nouvelles technologies et les réseaux sociaux n'ont-elles pas également participé à un renouvellement de cette pratique ancestrale ? Il semblerait que le mécénat soit désormais l'objet de tous : le prince, l'État, l'entreprise, l'individu, des heureux co-propriétaires ?


Il nous faut tirer la substantifique moelle du mécénat. La Renaissance fut certainement son âge d'or, notre époque le lieu d'une mutation.

Comment le mécène, de la Renaissance à nos jours, a-t-il trouvé sa place entre liberté de l'artiste et affirmation d'un égo ?

Le mécénat, c'est un peu comme la pomme du Jardin d'Éden. Fruit de la connaissance, il est aussi un fruit défendu, objet de gloire et de convoitise. Or, les dernières mutations technologiques ont mis en lumière de nouveaux enjeux de cette pratique désormais transformée, médiatisée, voire globalisée.


Il semblerait que le mécénat trouve sa vocation soit dans l'exhumation, la révélation d'un passé soit dans l'actualisation ou la réinvention du présent. L'actualisation étant la mise en valeur d'un patrimoine contemporain, nous entendons par réinvention une innovation.



En 1401 à Florence un concours est lancé pour la réalisation de la seconde porte de bronze du Baptistère de Florence. 6 artistes participent mais seulement 2 projets retiennent l’attention, celui de Filippo Brunelleschi et celui de Lorenzo Ghiberti. Ce dernier, vainqueur du concours, fait entrer Florence pleinement dans la Renaissance. Ghiberti invente une toute nouvelle conception de l’espace « unitaire et compact », à laquelle il ajoute un retour aux canons antiques. Alors que Brunelleschi multiplie les scènes sur une surface réduite, pyramidale, dans un certain désordre, évoquant une conception médiévale de l’espace, Ghiberti scinde en deux parties sa composition ; le vainqueur inspire ainsi une sensation d’harmonie et réalise une scène empreinte de clarté plaçant l'homme au centre. Le temps de l'humanisme était venu ! Cette nouvelle réflexion artistique, la redécouverte des textes antiques a entraîné un renouveau de l’art et du mécénat. Ainsi, partout en Europe, les puissants ont voulu s’entourer de ceux qui faisaient vivre la connaissance et la création. Le mécénat encourageait ainsi la recherche du passé et sa réinterprétation, tout comme en témoigne la décision de Laurent le Magnifique, dans la Florence du Quattrocento, de fonder avec l'aide de Marsile Ficin l'Académie Néoplatonicienne.

Marsilio Ficino par Andréa Ferrucci

Cependant, le mécénat trouve-t-il toujours sa source dans un phénomène de mise en avant de la culture passée ? En quelque sorte oui. En effet, la mise en avant d’une civilisation passée unique s’est reportée sur la pratique récente qu’est la conservation du patrimoine. Le mécénat s’avère y être un soutien indispensable. Jean-Pierre Babelon et André Chastel expliquent, dans leur ouvrage La notion de Patrimoine, que c’est avec la Révolution Française que la notion de patrimoine prend son essor et qu’émerge le concept de « bien national ». Un inventaire des biens du clergé et de la noblesse est ainsi réalisé à partir de février 1794. Il fonde le principe de rassembler des œuvres d’art en raison de leur intérêt pour la nation et de leur valeur esthétique et historique. La notion s’est alors élargie entre la Révolution et le XXème siècle et a donné lieu à de nombreux débats. Finalement, la définition actuelle la plus commune est celle qui présente le patrimoine comme ce qui est jugé digne d’être conservé, connu, voire célébré et transmis aux générations futures. Ainsi, le mécène est un des acteurs majeurs de la conservation du patrimoine. C’est celui ou celle qui permet de conserver, de restaurer, et donc de transmettre l’histoire, la culture, et le bien en lui-même. Le mécénat est, par conséquent, aussi un fruit de l’existence d’un tel patrimoine.

« La vraie générosité envers l’avenir consiste à tout donner au présent »

Albert Camus, L'Homme Révolté


Etre mécène, c’est donc être généreux envers son histoire, envers ce qui est à la fois en dehors et en dedans de soi. En effet, le mécénat n’est-il pas justement un acte de don très ancré dans son temps ?

À la Renaissance, une notion antique refait son apparition. Développée par Aristote dans le livre IV de l’Ethique à Nicomaque, il s'agit de la « magnificence ». Aristote explique qu’elle est une vertu assimilée à l’usage des biens matériels et à la dépense pour la communauté. Ainsi, l’église étant très puissante, elle encourage les princes à rénover la ville afin de ne pas tomber dans le péché d’usure. Les villes vont donc complètement changer de visage : l’architecture contemporaine remplace l’architecture médiévale et l’espace urbain devient de plus en plus important. Les princes portent de plus en plus attention à la circulation dans l’espace public. L’homme moderne est celui qui se déplace.



Sur cette vue planimétrique de Ferrare de 1499, on a mis en valeur la place centrale de la ville, puisque c’est le lieu où l’on se montre, où l’on voit le mécénat des princes et où l'on échange des idées et des biens. Le mécène est donc celui qui finance le renouveau de l’espace public. En outre, l’ornement, liée à la notion de « decorum », devient la seconde expression après l’architecture des villes, de la magnificence du prince. Ainsi, la beauté apporte un soutien à la communauté et une longévité aux édifices. Le mécène étant celui qui recherche la beauté et la longévité, il est celui qui réinvente la ville.


« J’ose donc dire qu’un ouvrage ne sera jamais mieux protégé que par ses ornements »

Leon Battista Alberti, De re aedificatoria

Or, le mécénat contemporain passe aussi par la réinvention de l’espace de la ville. Les mécènes se chargent par exemple des espaces verts, des squares et autres places. A Central Park, par exemple, la municipalité propose, en échange de don, d’inscrire une petite plaque sur un banc contenant un message de son choix. Ainsi, Central Park est totalement renouvelé et entretenu par les dons des différents mécènes, new yorkais, américain et même étrangers.

© Didier Forray

Cependant, à la différence de la Renaissance, le critère esthétique est aujourd’hui peut-être secondaire par rapport à l’innovation en particulier sociale et environnementale. En effet, le Sénat constate par exemple sur son site web, en se basant sur un rapport d’Alain Schmitz, que les actions purement culturelles ne sont plus les principales bénéficiaires du mécénat, ayant été désormais supplantées par les actions dans le champ social. Selon ADMICAL (Association pour le Développement du Mécénat Industriel et Commercial), la répartition du budget total du mécénat en France en 2015 se composait de 17% de mécénat social, 15% de mécénat culturel, 12% de mécénat sportif et 11% de mécénat éducatif. Même dans le domaine culturel, les auditions ont montré que les donateurs privilégient les projets à forte composante sociale, tels ceux qui visent à faciliter l’accès à la culture des jeunes ou des publics handicapés. Le mécénat, quel que soit son âge d’existence, se situe toujours entre la préservation du passé et l’invention du présent. Cependant, quelle place alors occupe l’artiste, principal objet du mécénat, dans cet équilibre fragile ?

Au Quattrocento, la société florentine voit émerger un nouveau statut prestigieux : celui de l’artiste. La main de l’artiste, reconnu alors pour avoir des qualités uniques, commence à avoir un prix. Cette reconnaissance est en fait celle des capacités artistiques d'invenzione (capacité de créer) et de fantaisia (capacité d’imaginer). L’artiste entraîne ainsi avec son ascension sociale une véritable concurrence entre les différentes cours royales et princières. Tout bon prince se doit d’avoir les meilleurs artistes à son service. Au point que l’artiste se voit proposer un salaire, des terres, des villas, il peut même être exonéré d’impôts.

Mais alors se pose la question de la place qu'occupe le mécène dans cet échange avec l’artiste ? Nous allons voir que le mécénat prend parfois des allures de fruit défendu, de désintérêt intéressé.

Raphaël, Portrait de Baldassare Castiglione, Louvre

Les notions de décorum et de magnificence ont été en réalité transformées par les hommes de la Renaissance. Giovanni Pontano, en 1498, dans son traité intitulé I Libri delle virtù sociali ajouta en effet une composante essentielle à ces notions : celle de bénéfice purement personnel. Le « magnifique » se doit de dépenser pour son propre compte. C’est par sa dépense que l’on matérialise son rang, que l’on gagne l’honneur et la renommée dans son temps et dans la postérité. En outre, Baldassar Castiglione dans son ouvrage Il libro del Cortegiano, en 1528, parle du prince comme l’individu qui se doit d’« être libéral et magnifique ». Il exprime alors la nécessité d’un gonflement de la « sphère privée », c’est-à-dire de la cour. Ainsi, l’activité de mécénat se doit d'être multipliée. A la même époque, un chroniqueur florentin parle d’une folie constructive et recense ainsi 30 constructions de palais à Florence entre 1450 et 1478. L’artiste devient en conséquence un moyen pour le prince de légitimer son pouvoir et celui de sa famille. Le prince, en échange d’une protection financière et sociale, exige de l’artiste qu’il mette en avant sa politique, ses actions, sa personnalité. Le duc Federico da Montefeltro fait réaliser entre 1472-76 un des premiers studiolo de la Renaissance dans son palais ducal d’Urbin.



Cet espace privé ou semi-privé était dédié au travail du prince, mais également à la réception de proches ou d’hôtes de marques. Le décor se développe sur deux niveaux superposés : un niveau inférieur constitué d’une marqueterie de bois donnant à voir des motifs illusionnistes réalisés par Giuliano et Benedetto da Maiano selon vraisemblablement des cartons de Botticelli ; et puis un niveau supérieur comprenant 28 portraits d’hommes illustres peints par Juste de Gand et Pedro Berruguete. Le niveau supérieur donne à voir 7 couples de penseurs laïcs (allant d’Hippocrate au précepteur du duc d’Urbin) et 7 couples de penseurs ecclésiastiques (allant de Moïse à Sixte IV). L’ensemble des 28 figures figurent en fait les 7 arts libéraux : les arts du trivium (la grammaire, la dialectique et la rhétorique) et les arts du quadrivium (arithmétique, astronomie, géométrie et musique). S’ajoutent à cela le droit et la médecine.


Le niveau inférieur, pour sa part, présente une bibliothèque illusionniste. Il est marqué par un apparent désordre. Des instruments de musique sont présentés sur des bancs feints, mais aussi des livres en bazar sur des étagères feintes elles aussi. Ce tour de force technique, utilisant différentes essences de bois créant par leur association un jeu d’ombre et de lumière prodigieux, présente plusieurs éléments visant la mise en exergue de l’image d’un prince puissant, chrétien, fort mais juste et cultivé. En effet, les marqueteries présentent non seulement les arts libéraux (la sphère armillaire représentant l’astronomie ou la pile de livre la rhétorique) mais on observe également la présence de niches où sont installées les 3 vertus théologales : charité, foi, espérance. De plus, les 4 vertus cardinales, bien qu'invisibles, sont présentes à travers des objets : l'épée (la Justice), la masse d’arme (la force), une horloge (la tempérance) et un petit écureuil faisant des réserves pour l’hiver (la prudence). Ainsi le prince met en avant toutes ses qualités comme étant les siennes, ou du moins comme des qualités qu’il cherche à atteindre.



Cependant, ce décor ne montre pas seulement un prince utilisant l’art à son bénéfice. En effet, il trace le portrait d’un prince cultivé, lettré, qui apprécie et encourage les découvertes de son temps. Daniel Arasse dans Le Sujet dans le tableau préfère alors parler d’un « désordre du prince ». Il explique que le studiolo est le reflet de la relation du prince à la culture de son temps, mais également le portrait de sa personnalité propre. Le classement des figures peintes étant totalement arbitraire et non chronologique, nous pouvons penser que le prince affirme une pensée universelle plutôt que la mise en avant d’un personnage. Le prince n’est pas qu’un homme avide de pouvoir, c’est aussi un humaniste. D’ailleurs, les princes deviennent parfois amis avec les artistes. Cosme l’Ancien protégea Filippo Lippi lorsque celui-ci, esprit indépendant et anti-conventionnel, s'était enfui du couvent de Prato avec Lucrezia Buti, une religieuse. Il faut donc nuancer la vision qu’on pourrait avoir du prince comme étant un homme égocentrique, avide de pouvoir.


En revanche, le mécénat a connu une métamorphose fondamentale entre la Renaissance et aujourd’hui. En effet, le « mécénat du prince » se rapproche plus de ce qu’on appelle aujourd’hui le parrainage, c'est-à-dire selon le dictionnaire juridique Cornu, l'« action de patronner une initiative a des fins de publicité ou de promotion ». On parle alors d'un sponsor qui dispose d’un intérêt à agir du fait que son action permet son rayonnement. À la rentabilité morale et au gain de puissance du mécénat de la Renaissance s’est ajoutée, avec le parrainage, la rentabilité économique et financière.

En outre, le mécénat au sens contemporain n’a ni l’une ni l’autre. Le mécénat est défini, toujours dans le même dictionnaire, comme « l’action d’encourager les arts et toutes œuvres de civilisation ». Dans son article, Étude 26 – Libéralités : donation, legs, Karine Rodriguez met en avant le caractère fondamental du désintérêt. Légalement, absolument rien n’oblige le bénéficiaire du don à mentionner son mécène. Le don est laissé à la discrétion du mécène. Ce n’est pas le cas du parrainage où un contrat synallagmatique et formalisé mentionne expressément les stipulations et clauses conférant une publicité au donateur, tout comme le mécénat renaissant. En effet, à l’époque un contrat unissait les deux parties en vue de l’échange. Il y avait un cahier des charges précisé dans les clauses des contrats concernant les caractéristiques des œuvres. Un véritable lien de subordination. Il serait en effet possible de rétorquer que les mécènes sont visuellement présents lors de la publicité de l’action financée. Cependant, au contrat pécuniaire s’est substitué une obligation morale qui fait que les ayants droit des dons citent leurs mécènes en guise de remerciement. Par ailleurs, tout flatteur vivant au dépend de celui qu’il flatte, il vaut mieux s’attirer les bonnes grâces d’un mécène pour financer des projets futurs.

Le mécénat est donc supposé aujourd’hui être un acte de pure générosité, totalement désintéressé. Cependant, la définition que nous avons présentée mérite une nuance d’origine fiscale. Le 1er aout 2003, l’Assemblée Nationale a voté la loi Aillagon instituant les bases des réductions fiscales, qui connaitront de multiples évolutions législatives. En effet, le législateur français a prévu un mécanisme fiscal d’incitation au mécénat. Si cela semble antinomique, il est nécessaire de revenir sur le régime fiscal du mécénat. Afin de comprendre en quoi le régime fiscal du mécénat est contraignant, il est nécessaire de rappeler que l’article 39 du Code Général des Impôts dispose que l’intégralité des dons seront déductibles pour les entreprises. A l’inverse, le mécanisme de défiscalisation ne permet pas une défiscalisation totale. Dans le cas d’un mécénat de personne morale, une entreprise, le mécène bénéficie des règles codifiées aux articles L. 122 - 5 du Code du patrimoine et l'article 238 bis du Code Général des Impôts. Dans les grandes lignes, 60% du montant des donations est exonéré dans la limite de 5% de son chiffre d'affaire. En ce qui concerne le droit du mécénat du donateur physique, codifié aux articles L. 122 – 4 et l'article 200 du Code Général des Impôts, la réduction s'opère sur l'impôt sur le revenu à hauteur de 66% de la somme donnée dans la limite de 20% du revenu imposable. En définitive, les réductions fiscales du mécénat sont purement incitatives et beaucoup moins permissives que le parrainage. Ainsi, une réelle volonté de défiscalisation passerait par un parrainage.

Or, si le processus de défiscalisation n’est pas un but en soi, l’image de marque peut jouer. En effet, le mécénat semble être toujours un moyen de redorer son image de marque. Pour cela, il y a deux raisons. La première est simple et apparente, le fait de supporter une œuvre est toujours une noble manière de faire parler de soi. La seconde est plus inconsciente : le mécène est dans l’imaginaire collectif une figure de philanthrope désintéressé qui est plus accommodante à porter que celle du sponsor. Cependant, il arrive que les mécènes soient parfois cités dans les publicités d’évènements ; mais cette mention découle plus de la politesse, qui découle d’une sorte de contrat moral. Les mécènes n’ont en effet aucun droit à réclamer sur la manière dont sera utilisée leur identité visuelle. En outre, pour ce qui est de l’Etat, il trouve indirectement un bénéfice en favorisant le mécénat. En effet, la rénovation des symboles de la nation par les groupements privés comme Versailles avec Vinci, ou le Louvre avec Total permet de maintenir à moindre frais un symbole fort du pouvoir français. Le cadre législatif favorise ainsi des mécanismes de mise en avant de son patrimoine, de la même manière que les princes de la péninsule modelaient l’image des villes à leur gloire. Finalement, par une incitation au mécénat, l’Etat est dans une sorte de continuité avec l’Académie royale de Louis XIV créée par Colbert ; dans le sens où cette dernière avait pour but de mettre en avant l’art français. Finalement, la glorification du prince, qui incarnait l’Etat, a aujourd’hui perduré par le biais d'un mécénat au profit de l’Etat. En définitive, s’il n’est pas rentable économiquement, le mécénat reste néanmoins attractif et n’est pas dénué de tout intérêt mercantile.


Néanmoins, depuis le XXème siècle, la presse occupe une place grandissante dans la société et permet de diffuser au plus grand nombre l’information. Ainsi, le mécénat semble profiter de cette explosion de la communication. Comme le résume la sociologue Sabine Rozier, le mécénat est devenu « une affaire de captation de l'intérêt des faiseurs d'opinion ». Ainsi, les médias peuvent parfois être un moyen de pression positif en faveur du mécénat. Prenons l'exemple du groupe d'artistes « Chez Robert, électron libre ». En 1999, ce collectif prend possession d’un bâtiment abandonné au 59 rue de Rivoli et y organise des vernissages, des performances, des expositions, en ouvrant gratuitement le lieu au public. L'Etat français porte alors plainte contre les artistes, qui sont condamnés à être expulsés en février 2000. Cependant, la presse s'empare du phénomène « squart » (contraction de squat et art) et contraint les pouvoirs publics à se pencher sur l’affaire. Le lieu étant devenu le 3ème centre d’art contemporain le plus visité de Paris, la ville décide de racheter le bâtiment pour y mettre en place le projet « L’Essaim d’Art » voulu par les artistes. En septembre 2009, après des travaux, le projet se concrétise et ouvre ses portes. Ainsi, grâce à une forte médiatisation, Paris propose aujourd’hui une réelle alternative culturelle. En effet, le 59 rue de Rivoli, c’est un accès plus démocratique et ouvert à la création. En outre, avec l’avènement d’internet et des réseaux sociaux, l’échelle de la nation semble être trop restrictive aujourd’hui pour évoquer le mécénat. Les outils numériques font du monde un village. En 2010, selon Laure Chaudey qui écrit pour Admical, 19% des entreprises française menaient un politique de mécénat à l’international. De plus, l’essor des technologies de communication a également permis cette globalisation du mécénat. On parle d'ailleurs aujourd’hui de « Ministère de la Culture et de la Communication ». Les institutions culturelles, régionales ou nationales, se sont ainsi tournées vers la pratique du financement participatif. Les budgets étatiques alloués à la culture étant de moins en moins grands depuis les années 1980, les institutions se sont emparées des réseaux sociaux (Facebook, Instagram) afin de faire appel à la générosité des contributeurs anonymes. Cette pratique du crowdfunding a permis d’élargir la pratique du mécénat et de la diversifier, en permettant à chacun de contribuer à la sauvegarde d’un patrimoine ou à l’innovation dans des secteurs variés. Le Louvre a par exemple lancé ses campagnes « Tous Mécènes ! », dans le but de financer l'entretien du musée et de son jardin, la restauration des collections, ainsi que l'acquisition de nouvelles oeuvres. Ainsi, en 2018, on inaugurait la neuvième édition qui visait à restaurer le carrousel de Napoléon 1er ; en 2019, la dixième ayant permis l'acquisition d'un Apollon citharède ; en 2020, enfin, une nouvelle campagne (en cours) porte l'espoir désormais de reconstituer la Grande Allée de Le Nôtre du Jardin des Tuileries. En 2010, lors de la première édition, 7200 personnes avait permis d’acheter les Trois Grâces de Lucas Cranach. Depuis chaque année l’opération est renouvelée et a permis notamment la restauration de la Victoire de Samothrace ou l’acquisition du Livre d’Heures de François 1er.



Tous les citoyens sont aujourd'hui responsables du patrimoine de la nation. François Debiesse a d'ailleurs très bien portraituré le mécène : « Entre l’artiste accaparé par sa création, ou le chercheur qui ne vit que pour sa recherche, et le reste du monde, il faut presque toujours un intermédiaire, que ce soit l’État, une entreprise ou tout simplement une personne. Le mécénat, c’est la rencontre de deux mondes qui souvent s’ignorent, parfois s’attirent et se repoussent en même temps, simplement parce qu’ils ont du mal à se comprendre ». Parce qu’être mécène, c’est d’abord et avant tout aimer, choisir, et affirmer une identité. Du prince à nos jours, cette liberté a toujours été l’essence même du mécénat. En d’autres termes, nous sommes tous, à notre échelle, des petits princes. Le mécénat est devenu, pour reprendre la fameuse expression d’Abraham Lincoln, une action « du peuple, par le peuple, pour le peuple ».

Jérémy Alves.


 
 

REMERCIEMENTS

Je tiens à remercier chaleureusement Maxime Vandroux pour sa contribution à l'élaboration de cet article, notamment en ce qui concerne les questions de droit appliqué à l'histoire de l'art.

Je tiens également à remercier Cécile Beuzelin pour ses merveilleux séminaires à l'École du Louvre. Ces derniers, portant sur la Renaissance dans les cours italiennes, ont été déterminants dans la formation de mon regard sur la période.


BIBLIOGRAPHIE


Ouvrages

- ALBERTI Léon Battista, L’art d’édifier, trad. Fr. CAYE. P et CHOAY. F, coll. « Sources Savoir », Le Seuil, 2004.

- ARASSE Daniel, L’homme en jeu. Génies de la Renaissance, Genève, 1980.

- ARASSE Daniel, Décors italiens de la Renaissance, éd. Philippe Morel, Paris, Hazan, 2009.

- ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, nouvelle traduction avec introduction, notes et index par J. Tricot, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1994.

- BABELON Jean-Pierre, CHASTEL André, La notion de patrimoine, Éditions Liana Levi, Paris, 1994.

- BAXANDALL Michael, L’Œil du Quattrocento. L’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance, Paris, Gallimard, 1985.

- BRIZAY François et CASSAGNES-BROUQUET Sophie, Le prince et les arts en France et en Italie (XIVème – XVIIIème siècle), coll. « Amphi Histoire », KAPLAN, M. et GARNOT, B. (dir), éd Bréal, Paris, 2010.

- BURCKHARDT, Jacob, La Civilisation de la Renaissance en Italie, 3 vol., trad. Fr. Paris, 1958.

- CASTIGLIONE Baldassar, Le Livre du Courtisan, Garnier Flammarion, Paris, 1999.

- CHASTEL André, L’art italien, Paris, Flammarion, 1982.

- CHASTEL André, Le grand atelier d’Italie : 1460-1500, Gallimard, Univers des Formes, Paris, 1965.

- COLE Alison, La Renaissance dans les cours italiennes, Paris, Flammarion, 1995.

- CORNU Gérard, Dictionnaire Juridique, page 650, éd. PUF, 2016.

- CORNU Gérard, Dictionnaire Juridique, page 739, éd. PUF, 2016.

- DEBIESSE FRANÇOIS, Le Mécénat, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », Paris, 2007.

- ELIAS Norbert, La Société de cour, trad. P. Kamnitzer, Paris, Flammarion, coll. « Champs-Flammarion », 1985.

- MILOVANOVIC Nicolas, Louis XIV, La passion de la gloire, Ouest-Fracnce, Paris, 2011.

- VASARI Giorgio, Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, éd. André Chastel, Paris, Actes Sud, 2005.

- VICQ – D’AZYR, Instruction sur la manière d’inventorier et de conserver, dans toute l’étendue de la République, tous les objets qui peuvent servir aux arts, sciences et à l’enseignement, de l’imprimerie nationale, 1793, Gallica.


Catalogues

- Renaissance. Révolutions dans les arts en Europe, 1400-1530, cat. expo., Louvre-Lens, Paris, 2012.


Articles

- DREYFUS Jean-David, « L'utilisation par les collectivités des financements innovants - Exemples du mécénat et du crowdfunding » AJ Collectivités Territoriales, 2018, ed. Dalloz.

- MARIA TERESA RICCI, « LIBERALITAS ET MAGNIFICIENTIA CHEZ GIOVANNI PONTANO », Le Verger – bouquet 2, juillet 2012.

- MORAND-DEVILLE Jacqueline, « Fasc. 35-1 : PATRIMOINE ARCHITECTURAL ET URBAIN. – Monuments historiques. – Régime des travaux », JurisClasseur Construction – Urbanisme, ed. LexisNexis, 2017.

- RODRIGEZ Karine, « Étude 26 – Libéralités : donation, legs », Juris Corpus Droit des associations et fondations, DUTHEIL Philippe-Henri (dir.), éd. Dalloz 2016.

- RODRIGEZ Karine, « Étude 29 – Parrainage » Juris Corpus Droit des associations et fondations, DUTHEIL Philippe-Henri (dir.), éd. Dalloz 2016.

- ROZIER Sabine, « L’action publique en faveur du mécénat », Cahiers français Les politiques culturelles, janvier – février 2009 n° 348, TRONQUOY Phillipe (dir.) éd. La Documentation française.

- VERJAT Armelle, « Étude 28 – Mécénat », Juris Corpus Droit des associations et fondations, DUTHEIL Philippe-Henri (dir.), éd. Dalloz 2016.


Rapports

- IMS – Entreprendre pour la Cité, Fiche pratique n°9 – « Mécénat & relations presse Comment optimiser ses relations presse ? », Décembre 2011.

- Ministère de la Culture et de la Communication, Culture & Médias 2030 Prospectives de politiques culturelles, fiche 27, « Financement et régulation », « Mécénat », coll. « Questions de culture, Ministère de la Culture, DEPS, Paris, 2011.

- SCHMITZ Alain, Le Mécénat Culturel : outil indispensable de la vitalité culturelle, Rapport d’information n°691, 2017 – 2918.


Droit positif

- Code du patrimoine, article L. 122 – 4, dans sa rédaction à la date du 24 février 2004, Légifrance.

- Code du patrimoine, article L. 122 – 5, dans sa rédaction à la date du 24 février 2004, Légifrance.

- Code Général des Impôts, article 200, dans sa rédaction à la date du 23 juin 2018, Légifrance.

- Code Général des Impôts, article 238 bis, dans sa rédaction à la date du 1er janvier 2017, Légifrance.

- Code Général des Impôts, article 39, dans sa rédaction à la date du 14 juin 2018, Légifrance

- Loi n°2003-709 du 1er aout 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations [dite loi Aillagon] publiée au Journal Officiel le 2 aout 2003.

Post: Blog2_Post
  • Instagram
  • Facebook
  • Twitter

©2018-2024 Coupe-File Art

bottom of page