Depuis 2001 et la publication de l’ouvrage de Gérard-Julien Salcy chez Gallimard, aucun ouvrage monographique en français n’a été publié sur Guido Reni. Preuve d’un désintérêt français pour cet artiste dont les œuvres sont pourtant présentes en nombre dans les collections nationales (Trente-et-une) ? Oui, mais pas seulement. Les études étrangères sont également rares et la dernière grande exposition d’envergure abordant l’Œuvre dans son ensemble remonte à 1988 (Bologne, Los Angeles, Fort Worth). Le problème est tel que, récemment, l’éditeur Stéphane Cohen a lancé sur Twitter un appel pour trouver un auteur prêt à lui consacrer une monographie. En attendant, et en espérant, que quelqu’un accepte la proposition, Coupe-File vous propose aujourd’hui l’étude de l’une des œuvres maîtresses du Guide, Le Massacre des Innocents (vers 1611, Bologne, Pinacothèque nationale).
Guido Reni est né le 4 novembre 1575 à Bologne, ville prospère, aussi bien sur le plan économique qu’artistique, intégrée aux états pontificaux depuis le début du XVIe siècle. À 10 ans, le tout jeune Guido entre dans l’atelier de Denys Calvaert (1540-1619), peintre flamand d’influence maniériste installé en Italie depuis près de 25 ans qui forma également le Dominiquin, Guerchin ou encore l’Albane. Selon Malvasia, son premier biographe, auteur de Felsina Pittrice, Vite de’ pittori bolegnesi, équivalent des Vite de Vasari pour l’école bolonaise, Guido Reni quitte l’atelier de Calvaert en 1594 après une énième querelle face à l’autoritarisme du flamand. Il rejoint alors la « concurrence », soit l’Accademia degli Incamminati fondée en 1582 par Annibal, Augustin et Ludovic Carrache. Là, où l’apprentissage était gouverné à la fois par le goût de la couleur à la vénitienne et par la volonté d’une plus grande observation de la nature, Guido Reni va particulièrement se rapprocher de l’art de Ludovic, art marqué par une maîtrise du clair-obscur, une ampleur des formes et un certain sens du « réalisme ».
Cette influence est visible dans la première grande commande reçue par Guido Reni, un Couronnement de la Vierge avec quatre saints pour l’église San Bernardo de Bologne, en 1595. Si pour la composition, il reprend l’Extase de sainte Cécile de Raphaël (Bologne, Pinacothèque nationale, vers 1515), le traitement est, lui, plus contemporain. En partie inférieure, partie terrestre, les quatre saints par leur aspect monumental et leur traitement marqué par un certain naturalisme renvoient à la manière des Carrache, et particulièrement à celle de Ludovic, observable au musée du Louvre dans La Vierge et l'Enfant apparaissant à saint Hyacinthe (vers 1594). En partie supérieure, partie divine, le couronnement de la Vierge est lui encore tributaire du maniérisme tardif de Calvaert par le goût du détail, notamment dans les plis, et la sensation de légèreté qui se dégage des corps des personnages. De cette dernière influence, Guido Reni se détachera rapidement pour complètement l’abandonner peu de temps après.
En 1598, un nouveau conflit - toujours selon Malvasia - cette fois avec Ludovic Carrache, au sujet d’une Adoration des mages peinte par Reni et mésestimée par le maître, pousse le jeune artiste, dont on dit pourtant que le tempérament n’était pas querelleur, à quitter l’Accademia degli Incamminati. La même année il obtient une commande de haute importance, face à l’Albane et Ludovic : la réalisation de peintures allégoriques destinées au décor de Palazzo Pubblico destinée à accueillir le pape Clément VIII lors de sa visite à Bologne.
C’est sans doute à cette occasion qu’il est repéré par le cardinal Sfondrato, neveu du défunt pape Grégoire XIV et ancien légat pontifical à Bologne, qui l’invite à Rome en 1601. Reni s’y installe, résidant dans la foresteria (espace d’accueil destiné aux étrangers) du monastère de Santa Prassede, pour treize années, entrecoupées de retours brefs à Bologne (en 1602, 1604, 1605 et 1606 notamment). Rome était alors en pleine effervescence artistique sous la volonté de Clément VIII de redonner son lustre à la cité éternelle. Il avait ainsi fait appel aux ordres les plus prospères pour passer de grandes commandes (théatins, jésuites, oratoriens…). Les cardinaux l’accompagnent, se faisant mécènes, aussi bien pour leurs églises que pour leurs collections personnelles.
Pour Sfondrato, Reni réalise une copie de l’extase de sainte Cécile de Raphaël pour l’église Santa Cecilia in Trastevere (Aujourd’hui à Saint-Louis-des-Français à Rome) où le corps de la sainte venait d’être redécouvert et dont le cardinal était le titulaire. Il peint également, toujours pour le même lieu et le même commanditaire, un Martyre de saint Cécile (vers 1601) et un Couronnement de sainte Cécile de saint Valérien (vers 1601).
A Rome, Reni peut compter sur le soutien du Cavalier d’Arpin, peintre officiel de Clément VIII, qui lui obtient de prestigieuses commandes. Il l’introduit notamment auprès de la famille Borghèse et donc auprès du pape Paul V. Ce dernier lui confie la décoration de sa chapelle privée au palais du Quirinal. Pour ses travaux il se fait assister de Lanfranco et de l’Albane notamment. Suite, selon Bellori, à la réussite de ce grand décor, le pape lui confie une partie du cycle de fresques de la Capella Paolina en la basilique Santa Maria Maggiore, le tout sous la direction du Cavalier d’Arpin. C’est lors de ce chantier -que Reni abandonne provisoirement vers 1611 à cause de contentieux avec le trésorier apostolique- qu’il peignit à Bologne Le Massacre des Innocents.
Il s'agit d'une commande de la famille Berò pour leur chapelle en l’église San Domenico de Bologne où l’œuvre resta jusqu’à son envoi à Paris en 1796 sur l’ordre des armées françaises. Elle fut rapatriée en 1815 et est depuis cette date présentée à la Pinacothèque nationale de Bologne.
Dans un format rectangulaire étiré en hauteur, Guido Reni peint l’un des épisodes les plus dramatiques de la Bible, le Massacre des Innocents. En voici le déroulement selon l’évangile de saint Mathieu (2, 16-18) :
« Alors Hérode, voyant qu'il avait été joué par les mages, fut pris d'une violente fureur et envoya mettre à mort, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants de moins de deux ans, d'après le temps qu'il s'était fait préciser par les mages. Alors s'accomplit l'oracle du prophète Jérémie: Une voix dans Rama s'est fait entendre, pleurs et longue plainte: c'est Rachel pleurant ses enfants; et elle ne veut pas qu'on la console car ils ne sont plus. ».
Si nous pouvons remonter à l’art paléochrétien pour trouver les premières représentations de cette iconographie, notamment à Sainte-Marie-Majeure au Vème siècle, c’est-à-partir du Trecento (14ème siècle italien) qu’elle devient l’une des scènes bibliques les plus représentées, incorporée ou non à un cycle sur la vie du Christ. Lors de la Renaissance italienne, les artistes en font un de leurs sujets de prédilection, dans des compositions multipliant les personnages et n’épargnant rien de l’horreur. C’est ainsi que Ghirlandaio représente la scène en l’église Santa Maria Novella de Florence vers 1486 allant jusqu’à montrer des corps de nourrissons démembrés.
De toutes ces représentations, deux sous-iconographies se détachent : l’ordre d’Hérode et la résistance des mères. Pour la première il s’agit d’insister sur le mal incarné que représente le roi de Judée. C’est en poussant au bout cette logique qu’Arcimboldo peignit le portrait d’Hérode comme l’assemblage de corps d’enfants assassinés. Pour la seconde, elle permet d’insister sur la détresse des mères, leur courage aussi, mais surtout leur désespoir face à la mort de leurs fils, renforçant ainsi le côté dramatique de l’épisode.
C’est cette seconde iconographie que choisit Reni pour son œuvre mais à la différence des peintres de la Renaissance, il limite les personnages à huit adultes, deux hommes, six femmes ; six enfants, deux morts, quatre vivants ; et deux putti. Par ce choix, ainsi que par le format étiré en hauteur, inhabituel pour ce sujet, l’artiste cherche à concentrer l’attention du spectateur en resserrant l’épisode. La composition, symétrique, organisée autour d’un vide central de forme triangulaire, est composée de quatre plans unis par l’harmonie des couleurs qui se répondent : le bleu, le jaune et le rouge.
Au premier plan, une femme, agenouillée, les mains jointes, semble implorer le ciel, deux enfants morts à ses pieds. Seules quelques gouttes de sang viennent maculer leur corps nus, ils sont comme endormis, paisibles. Tout en haut, deux anges sont prêts à les accueillir en leur tendant les palmes des martyres. Au second plan, au centre, une main tient un poignard, axe de symétrie du tableau, s’apprêtant à s’abattre sur l’enfant en dessous, qui regarde effrayé vers sa mère. Cette dernière pose son bras sur l’épaule du bourreau, le suppliant d’arrêter son geste. Sous lui, une autre femme, déjà à terre, porte son enfant, le prochain sur la liste. À droite, une femme s’enfuit, son fils dans les bras. Le troisième plan montre un soldat rattrapant par les cheveux une fuyarde. Enfin, le quatrième plan ferme la composition à la manière d’un décor de théâtre par de hauts bâtiments à l’antique accueillant d’autres scènes de massacre à peine visible, symbole d’un épisode touchant toute la cité.
Cette peinture marque l’apogée de la seconde manière de Guido Reni (la première étant celle où l’influence de Calvaert est encore perceptible) et annonce la naissance de la troisième, celle du Char de l’Aurore au casino du Palazzo Pallavicini Rospigliosi, celle qui inspira Stendhal lorsqu’il écrivit dans Rome, Naples, et Florence en 1817 : «Le Guide, âme française, eut la beauté céleste dans les figures de femmes. Ses ombres peu fortes, sa manière suave, ses draperies légères, ses contours délicats forment un contraste parfait avec le style de Michel-Ange de Caravage. ».
Dans le Massacre des Innocents, Guido Reni ne s’est pas encore pleinement plongé dans sa manière propre, cette « grâce », héritée de Raphaël, qui fera sa renommée partout en Europe. Il est en effet encore tributaire de l’art des Carrache, à qui il emprunte ici notamment l’anatomie des corps et le vide triangulaire du centre (cf. Annibal Carrache, L’Apparition de la Vierge à saint Luc et à sainte Catherine, 1592, musée du Louvre). Il est également marqué par l’art du Caravage, dont il reprend le dramatisme de la scène, la lumière froide, et les cris nombreux (le personnage de la femme tout à droite semble même être une reprise du jeune garçon du Martyre de saint Mathieu à Saint-Louis-des-Français). S'il s’en inspire, Guido Reni, ne tombe pas pour autant pleinement dans le « système Caravage », il garde son élégance, preuve de sa maturité. Ses personnages restent dans la tradition classique, marquée par une certaine idéalisation, et surtout, il choisit de montrer les moments qui préfigurent et suivent le meurtre, et non le meurtre lui-même. Par ce choix, refus même de suivre à la lettre les préceptes du Caravage, Reni aurait pu priver la scène de sa force dramatique. Il n’en est rien. En effet, là où les artistes avant lui peignait la scène comme un bang de sang, il s’appuie sur la composition et sur les émotions des personnages, les cris notamment, pour rendre l’horreur du moment.
Pour cela, il choisit, comme nous l’avons vu, de découper la scène en quatre plans, chaque plan symbolisant une étape successive du drame. Le quatrième est celui d’une horreur étendue à toute une cité, le troisième celui d’une fuite impossible, le deuxième celui du meurtre, et le premier celui du crime accompli, celui de l’acceptation de la mort. Reni va ainsi du général au particulier, en diminuant à chaque plan les personnages. Le triangle central vide joue le rôle d’un entonnoir qui débouche sur la femme agenouillée et ses enfants morts, sur la « madone de la déploration » comme l’appelle Gérard-Julien Salcy. Cette femme, les yeux aux ciel, est comme une sainte, elle a compris que tout cela se joue ailleurs. Même au comble de l’horreur, elle symbolise l’espoir en Dieu, comme Job, elle accepte son destin. En effet, l’épisode du massacre des Innocents a souvent été interprété comme l’annonce de l’élection du Christ, il est en effet, le seul enfant à en échapper. Les saints Innocents en mourant permettent au Christ de s’enfuir, et lui-même se sacrifiera pour le Salut de l’Humanité.
S’inspirant de l’art de son temps, tout en conservant son goût pour l’équilibre classique hérité de modèle Raphaël, Guido Reni réussit à transformer un épisode horrifique en une composition harmonieuse sans pour autant perdre l’intensité dramatique de la scène. Le Massacre des Innocents est donc un véritable tour de force dont Nicolas Poussin s’inspirera pour son interprétation du récit biblique. Dans cette œuvre, conservée au Musée Condé de Chantilly, le maître français centre l’attention du spectateur sur un nombre encore plus réduit de personnages, le drame tenant en deux cris, celui de la mère et de son fils, et en trois gestes, une épée qui s’abat, un pied qui écrase, et des mains qui couvrent des oreilles. Les deux chefs-d’œuvre furent d'ailleurs récemment confrontés lors d’une exposition ayant eu lieu en 2017 au château de Chantilly.
Antoine Lavastre
Bibliographie sélective :
- Gerard-Julien Salcy, Guido Reni, Milan, Paris, 2001.
- Franceca Valli, “La Strage degli Innocenti », dans Guido Reni 1575-1642 Pinacoteca nazionale, Bologne, Los Angeles County museum of art , Kimbell art museum, Fort Worth (cat. Exp. Pinacoteca Nazionale, Bologna, 5 septembre-10 novembre 1988), Bologne, 1988.
- Poussin, "Le Massacre des innocents", Picasso, Bacon, [exposition, Chantilly, Jeu de Paume du Domaine de Chantilly, 11 septembre 2017-7 janvier 2018], cat. sous la dir. de Pierre Rosenberg, Paris, 2017.
- Poussin, "Le Massacre des innocents", Picasso, Bacon, [exposition, Chantilly, Jeu de Paume du Domaine de Chantilly, 11 septembre 2017-7 janvier 2018], cat. sous la dir. de Pierre Rosenberg, Paris, 2017.
- Anghéliki Stavropoulou-Makri, “le thème du Massacre des Innocents dans la peinture post-byzantine et son rapport avec l'art italien renaissant.” Byzantion, vol. 60, 1990, pp. 366–381.
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