En 1927, les Nymphéas, vaste ensemble décoratif composé de huit toiles monumentales, sont apposés sur les murs des salles elliptiques du musée de l’Orangerie selon les dernières volontés de leur auteur, Claude Monet, un an après sa mort. Durant les trente dernières années de sa vie, ce dernier s’est attaché à peindre toutes les facettes de son célèbre jardin de Giverny dont le bassin aux nymphéas a constitué la pièce maîtresse.
Si cette ambitieuse œuvre naturaliste considérée comme l’apothéose d’un projet esthétique de grande ampleur a remporté depuis longtemps tous les suffrages, il n’en est pas allé de même pour l’ensemble des travaux des peintres impressionnistes s’étant essayés à la décoration.
Du 2 mars au 11 juillet 2022, l’institution propose aux spectateurs d’explorer à travers une centaine d’artefacts (peintures, dessins et objets) provenant du monde entier cet aspect peu connu et souvent décrié de l’art impressionniste.
Le fil rouge du parcours consiste à mettre en lumière un pan de l’histoire de l’impressionnisme paradoxalement occulté. Lors de la première exposition du groupe, qui s’ouvre le 15 avril 1874 dans l’atelier du photographe Nadar à Paris, cette frange d’artistes est accueillie par des écrits comprenant des diatribes taxant leurs toiles de « décorations ».
Peut-on d’emblée qualifier les impressionnistes de peintres décoratifs ? L’exposition, qui se déploie en sept sections chronologiques à la gamme riche et nuancée d’œuvres, tente de répondre à cette question et propose de replacer ces artistes dans une histoire de l’art décorative.
Dès la fin des années 1850, ceux qui s’autoproclament a posteriori « impressionnistes », renversant l’ironique formule du journaliste et critique d’art Louis Leroy, commencent à faire des décorations de manière individuelle, cherchant probablement à voir si cette voie serait à suivre. L’exposition s’ouvre sur un ensemble de toiles qui exploitent les facultés décoratives des motifs naturels, illustrant les possibilités plastiques et picturales infinies qu’offre ce vaste champ d’expérimentation. Cette entreprise n’en est cependant qu’à ses balbutiements. Ainsi les portraits de fleurs de Monet, Manet ou encore Renoir, les paysages de plein air de Pissarro ou les panneaux sériels des saisons du jeune Cézanne ne sont, pour la plupart, que des tentatives isolées qui demeurent dans l’entourage proche de ces artistes, car avant tout destinées à leur famille ou à leurs amis.
Au cours des années 1870, dans une France doublement meurtrie par la guerre franco-
prussienne et par la Commune, les commanditaires privés font part d’un engouement moindre pour les formes décoratives, alors même que l’intérêt des artistes pour celles-ci s’affirme. Ces derniers peinent alors à promouvoir et diffuser leurs travaux dont le parti pris est assurément décoratif. Néanmoins, ces « peintres de la vie moderne » par excellence, pour reprendre les célèbres mots de Charles Baudelaire, s’efforcent de réaliser des toiles aux antipodes des thématiques urbaines, capables d’extraire le spectateur de l’environnement difficile du Paris vibrant et bruyant du XIXe siècle. Tout l’enjeu est alors de transformer ce quotidien en y insufflant du beau, incarné notamment par des coins de nature qui sont autant d’échappatoires dans lesquelles il est possible de se réfugier. Cet ailleurs décoratif prend des allures diverses : détour du côté de Montgeron chez Monet avec des portraits tour à tour animalier (Les Dindons. Décoration non terminée, 1877), floral (Les Dahlias, Montgeron, 1876) ou de nature (La Mare à Montgeron, 1876) ; escapade dans les environs de la rivière de l’Yerres chez Caillebotte représentée sous toutes ses formes dans un savoureux triptyque ; contemplation de portraits d’élégantes sur fond de tapis végétal en allégories des saisons chez Manet.
Après avoir peint des murs dans les années 1870, les impressionnistes comprennent que le décor est un champ d’étude sans fin, inépuisable. Ils cherchent alors à transférer les valeurs du décoratif jusqu’à présent insérées dans leurs huiles sur toile à d’autres médiums. On se plaît ainsi à poursuivre la visite en déambulant au milieu d’un ensemble d’objets décoratifs pour le moins étonnants car rarement voire jamais exposés jusque-là. Les projets d’éventails d’Edgar Degas par exemple nous frappent d’originalité, alliant le réalisme et la fantasmagorie de ce dernier : ils apparaissent comme le parfait exemple des tendances qui se dessinent au sein du groupe. Bon nombre des artistes impressionnistes cherchent en effet à se détacher de la logique du tableau de chevalet, sans pour autant la délaisser, afin de répandre et déployer leur art en de nouvelles formes et dimensions.
La section suivante s’attache à retranscrire l’expérience que l’on fait lorsque l’on entre dans une pièce, que l’on est sensible à son atmosphère et à l’impression qu’elle dégage. La peinture décorative est une peinture qui nous rassure et elle est avant tout conçue pour « égayer les murs ». Dans cette idée, certaines toiles ont été accrochées comme si elles se trouvaient dans un intérieur : ainsi, pour admirer le panneau en dessus-de-porte des Nymphes au bord de la mer (vers 1890) conçu par Cézanne pour décorer l’hôtel particulier parisien de Victor et Marie Chocquet, le spectateur devra nécessairement prendre du recul et lever les yeux.
L’avant-dernière salle nous plonge au milieu de massifs de fleurs foisonnant de couleurs qui captent d’emblée l’attention. Cette mise en regard des œuvres immersives de Monet et de Caillebotte force l’admiration : elle met en lumière le dialogue pictural fécond des deux artistes parallèlement à leur complicité, nouée et entretenue par d’importants échanges épistolaires. Les toiles et panneaux de portes font ainsi éclater la fierté de ces deux passionnés d’horticulture toujours soucieux du bon entretien de leurs jardins respectifs – Giverny pour l’un, le Petit-Gennevilliers pour l’autre – et qui n’ont pas hésité à en sortir les plantes afin de les transposer en peinture et en contaminer leurs propres intérieurs.
Le parcours s’achève enfin sur la peinture de Monet, qui a consacré au motif des nymphéas des centaines de compositions. Il en a usé comme d’un thème aux variations inépuisables, ce que s’attachent à démontrer les deux dernières salles. Le visiteur (re)découvre l’œuvre sous toutes ses formes, des premières versions – avec des compositions circulaires et des formats proches du carré qui concentrent la vision sur le pont japonais qui franchit le bassin des nymphéas – aux prolongements, avec des tapis en velours et en laine de la Manufacture de la Savonnerie et des céramiques en verre ou en cristal d’Émile Gallé.
La force de l’exposition réside avant tout dans la muséographie. La grande richesse dans la sélection des œuvres présentées est en effet à saluer : le spectateur appréciera ainsi de trouver des toiles et des panneaux peints de Gustave Caillebotte, artiste dont l’œuvre est en grande partie conservée dans des collections privées. Un autre point intéressant, côté scénographie cette fois, est à souligner : le parti pris de présenter certaines œuvres comme des décorations et ainsi de respecter leur nature et leur destination est appréciable. Notons également le côté didactique du parcours, ponctué de photographies d’époque qui remettent en contexte les œuvres dans leur intérieur d’origine et de dispositifs filmiques au caractère documentaire qui éclairent les enjeux de certaines toiles en apportant de plus amples explications. On regrette peut-être la concision des textes introduisant les différentes sections qui n’enlève cependant rien à leur grande clarté et leur qualité pédagogique.
Le musée de l’Orangerie nous offre ainsi un regard nouveau sur l’histoire de l’impressionnisme, sous le prisme d’un autre genre, celui de la décoration. Inaugurale, cette exposition est la première à interroger les enjeux de telles œuvres, qui par essence étaient destinées à un espace donné, généralement en présence d'un commanditaire, à rebours donc de la démarche initiale établie par leurs auteurs aux idées radicalement modernes du monde de l'art.
Tout au long de l’existence de leur groupe, vivifié par l’organisation de huit expositions de 1874 à 1886, les artistes (et donc artisans) impressionnistes ont embrassé cet art dans toute sa complexité. Ils n’ont cessé de démontrer leur capacité à varier les techniques et les genres artistiques, entreprise à l’origine d’une production importante mais bien trop souvent reléguée dans l’oubli, sans doute du fait de l’hégémonie de la toile comme support du travail artistique.
Pour en savoir plus sur l'exposition Le décor impressionniste, Aux sources des Nymphéas, cliquez ici.
Pour aller plus loin :
- le Catalogue de l'exposition sous la direction de Sylvie Patry et Anne Robbins (commissaires de l'exposition), coédition musées d'Orsay et de l'Orangerie / Hazan, 288 pages, parution le 2 mars 2022, 45 euros.
- l'ouvrage La peinture impressionniste et la décoration de Marine Kisiel, (conseillère scientifique, unité InVisu, INHA/CNRS, Paris), édition Le Passage, 380 pages, parution le 18 novembre 2021, 35 euros.
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