Parmi les chefs-d’œuvre de la Grande Galerie du Louvre, quelques rares grands ensembles se distinguent parmi les nombreuses œuvres indépendantes que sont les portraits, paysages, retables et autres scènes de genre. Ainsi le décor pour le cabinet d’Isabelle d’Este par Andrea Mantegna ou les toiles provenant de l’hôtel de Toulouse réalisées par les plus grands artistes italiens de la première moitié du XVIIe siècle tranchent par leur cohérence iconographique et typologique. Au milieu de ceux-là, quatre toiles attirent l’œil par leur format imposant et la puissance mêlée de grâce qui s’en dégage : le cycle d’Hercule par Guido Reni.
De gauche à droite:
Guido Reni, Hercule et Achéloos, vers 1617-1621, Paris, Musée du Louvre.
Guido Reni, Hercule sur le bûcher, vers 1617-1621, Paris, Musée du Louvre.
Guido Reni, Hercule terrassant l'hydre de Lerne, vers 1617-1621, Paris, Musée du Louvre.
Guido Reni, L'enlèvement de Déjanire par le centaure Nessus, vers 1617-1621, Paris, Musée du Louvre.
Ces œuvres peintes entre 1617 et 1621 pour le duc de Mantoue, Ferdinand de Gonzague, connurent une histoire mouvementée avant leur installation sur les cimaises du Louvre. Elles furent tout d’abord vendues avec l’ensemble de la collection ducale dès 1627 par leur propriétaire, alors en proie à de graves problèmes financiers, au roi d’Angleterre Charles 1er. A la mort du roi déchu, exécuté en 1649, elles firent partie de l’ensemble des tableaux provenant de la collection royale mis en vente en 1650. Achetées par un certain R. Grynder pour la somme de 400 francs, elles rejoignirent bien vite, aux côtés de nombreuses autres toiles de provenance royale tel le saint Jean Baptiste de Léonard, les collections du banquier allemand Everhard Jabach. Ce dernier dû à son tour s’en séparer par le biais d’une vente quelque peu forcée au profit de la collection de Louis XIV en 1662. Elles ornèrent ainsi dès 1682 la chambre du trône à Versailles et ce jusqu’en 1695 où elles furent transférées dans le grand appartement du roi. Après quelques autres péripéties, qui les menèrent de Versailles aux Tuileries, elles rejoignirent les collections du Louvre en 1793. Ferdinand de Gonzague, Charles 1er d’Angleterre, Louis XIV. La prestigieuse liste de propriétaire liée au cycle d’Hercule suffit à montrer l’importance portée depuis leur création à ces œuvres.
Guido Reni, né le 4 novembre 1575 à Bologne, était, au moment où le duc lui passa commande, au sommet de sa gloire. Formé dans l’atelier bolonais du peintre flamand d’influence maniériste Denys Calvaert puis au sein de la fameuse Accademia degli Incamminati fondée en 1582 par Annibal, Augustin et Ludovic Carrache, l’artiste avait connu un succès immédiat dès son arrivée à Rome en 1601. Grâce au soutien du Cavalier d’Arpin, peintre officiel de Clément VIII, il obtentde prestigieuses commandes auprès de la famille Borghèse et du pape Paul V, son plus illustre membre. Ce dernier lui confia ainsi la décoration de sa chapelle privée au palais du Quirinal puis la réalisation d’une partie des fresques de la Cappella Paolina en la basilique Santa Maria Maggiore. Pour le neveu du pape, Scipion Borghese, il réalisa son œuvre la plus célèbre entre 1612 et 1614 : Le char de l’Aurore. Installé au sein du Casino du palais Pallavicini Rospigliosi, cette œuvre est le parfait témoin d’un style arrivé à maturité. Dans cette fresque, Guido Reni représente « la plus fluide manifestation de la beauté pure » selon l’historien de l’art Jacob Burckhardt. Inspiré à la fois par l’Antique et par la manière de Raphaël, Reni rend par l’usage d’une palette lumineuse, de contours parfaitement dessinés, de l’isocéphalie et d’attitudes élégantes tout en retenue l’exemple parfait de la peinture dite classique. A la suite de cette commande, l’artiste se brouille avec les Borghèse, se réinstalle à Bologne tout en entamant une carrière quelque peu itinérante au service des grands princes d’Italie.
C’est ainsi que dès 1614, Ferdinand de Gonzague cherche à attirer Guido Reni pour lui confier la réalisation de décors à fresque pour sa villa La Favorita, près de Mantoue. Le peintre, peu à l’aise avec la technique, refuse et envoie à sa place deux de ses élèves. Néanmoins, il accepte de réaliser un tableau pour le duc représentant Hercule sur le bûcher, qu'il acheva dès 1617. Particulièrement séduit par l’œuvre reçue, le duc demanda sans doute vers 1619 à l’artiste bolonais de créer une série de quatre toiles, incluant celle déjà effectuée, sur la même thématique herculéenne et destinée à décorer une pièce de sa villa. Cela aboutit à la livraison consécutive entre juillet 1620 et avril 1621 d’Hercule et Acheloüs, d’Hercule et l’Hydre et de L’enlèvement de Déjanire. Cette dernière toile fut peut-être ensuite décrochée en 1623 à l’initiative du peintre pour être remplacée par une nouvelle version à la composition modifiée. La première version serait ainsi aujourd’hui celle conservée au musée du château de Prague. Néanmoins cette hypothèse, défendue par de grands spécialistes de l’artiste comme Stephan Pepper, l’auteur du catalogue raisonné de l’artiste, est souvent remise en cause du fait de l’absence de mention d’une substitution dans la littérature ancienne relative au cycle.
Souvent désigné sous le nom des Travaux d’Hercules, ce cycle ne représente cependant ceux-ci que sur un seul des tableaux : Hercule et l’Hydre. Dans celui-ci l’artiste représente Hercule nu, de face, debout avec la jambe gauche repliée et posée sur un rocher. Les bras projetés vers l’arrière, il tient fermement sa massue qu’il s’apprête à abattre puissamment sur l’effrayant hydre dont quatre têtes semblables à celle d’un dragon sont visibles. Le traitement du corps du héros, comme dans les autres toiles du cycle où il apparait de manière discernable, est modelé par un savant jeu d’ombre et dégage un sentiment de puissance. Celui-ci est dû à la musculature savamment dessinée dont l’inspiration tient sans hésitation à la statuaire antique. Ainsi la position d’Hercule et sa musculature sont à mettre en écho avec celles de Laocoon dans le fameux groupe éponyme.
Cette reprise du Laocoon est également décelable dans le premier tableau de la série qui paradoxalement clôt l’histoire mortelle d’Hercule : Hercule sur le bûcher. Reni emprunte encore une fois dans cette œuvre, montrant le suicide du héros à la suite de son empoisonnement par le centaure Nessus, la position de Laocoon. Comme dans les autres tableaux de la série, l’artiste nous épargne l’horreur du moment. Epris de la grâce raphaélesque, il offre ainsi une réponse à l’art caravagesque par un goût de la convenance. Ici comme ailleurs dans le cycle, le sang ne coulera pas. Le bûcher est symbolisé uniquement par quelques flammes rougeoyantes en partie basse du tableau et la souffrance intense d’Hercule par une main gauche crispée, un bras droit implorant le ciel et un visage éprouvé bien qu’à l’émotion contenue. La science des cris empruntée au Caravage, également visible dans le Laocoon, et que l’on retrouvait encore dans Le Massacre des Innocents, a disparu au profit d’une maîtrise de soi des personnages.
De même, Déjanire, enlevée par Nessus, ne semble qu’à peine effrayée par le sort qui lui est réservée. La bouche entrouverte , les yeux au ciel - selon la formule signature de Reni - seule sa poitrine découverte montre la fureur de l’instant où elle est ravie au loin. Avec le centaure à la mine enjouée, elle est comme emportée dans un pas de danse aérien. Encore une fois, Reni a rejetée toute idée de violence. Hercule, qui bande son arc et s’apprête à tirer sur Nessus, n’est ainsi représenté que de manière à peine discernable, à droite du tableau.
Finalement la scène la plus violente se déroule dans Hercule et Achéloos où le héros est en proie, dans une lutte à main nue, face au fils de l’Océan et de Thétis. Reni a choisi ici de représenter la première phase du combat, avant que Achéloos ne se transforme en serpent puis en taureau, ce que sa position penchée vers l’avant semble d’ailleurs anticiper. Néanmoins, encore une fois, malgré les corps qui s’empoignent, la composition du combat est parfaitement organisée en témoignent les jambes en écho des deux personnages. Comme dans les autres tableaux du cycle, Reni montre avant la fureur sa maîtrise de la convenance. Il arrive ainsi à rendre le combat parfaitement intelligible tout en préservant le spectateur d’un trop plein de violence.
Si tous ces tableaux traitent du thème général de la vie d’Hercule, il existe cependant un vrai programme chronologique. Celui-ci débute avec Hercule et l’Hydre puis vient ensuite Hercule et Achéloos. En effet, l’affrontement que montre le tableau a pour enjeu la main de Déjanire, fille d’Énée, roi d’Etolie, à qui Achéloos était promis, ce que vient contester le fils de Zeus. L’histoire se poursuit avec l’Enlèvement de Déjanire, toile dans laquelle Hercule voit sa nouvelle épouse dont la main a été acquise par les bras, se faire enlever par Nessus. Ce dernier, un centaure, a profité du passage de la rivière Evène pendant lequel il portrait Déjanire pour l’emporter. Hercule, fou de rage, lui décoche alors une flèche préalablement enduite du sang empoisonné de l’hydre de Lerne. Enfin, l’histoire se conclut avec Hercule sur le bûcher qui narre la mort du héros s’immolant volontairement pour mettre un terme aux souffrances provoquées par une tunique empoisonnée offerte par Nessus par l’intermédiaire de Déjanire. Ce cycle est donc centré sur l’affrontement entre Hercule et le centaure.
Le choix d’un programme iconographique herculéen – dont nous ne connaissons pas d’ailleurs l’auteur - Ferdinand de Gonzague ? le comte Andrea Barbazzi ?- est à relier au goût de l’époque pour la mythologie grecque. Ainsi, dans le prolongement de la Renaissance les grands décors mythologiques sont nombreux dans la première moitié du XVIIe siècle. Annibal Carrache, dont Reni reprend ici le goût pour la monumentalité des figures, est par exemple l’auteur d’un cycle sur l’Amour des dieux ornant la galerie du palais Farnèse à Rome tandis que le Caravage représente Jupiter, Neptune et Pluton dans le casino Ludovisi. Guido Reni est lui aussi un habitué de ce genre d’iconographies savantes comme nous l’avons vu avec son Char de l’Aurore décorant le casino du palais Pallavicino Rospigliosi. Ce cycle est néanmoins l’unique occurrence de la figure d’Hercule dans l’ensemble de son œuvre.
L’iconographie herculéenne, très populaire au XVIIe siècle, était porteuse de nombreux sens. Le héros pouvait ainsi symboliser la virilité, soit la puissance masculine, notamment quand il était représenté en pleine réalisation de ses douze travaux. Dans ce cadre, il était alors parfois associé à la monarchie. Les rois et les princes n’hésitaient ainsi pas à se faire représenter en Hercule comme un symbole de leur toute puissance. Henri IV est peint vers 1600 par un artiste de l’entourage de Toussaint Dubreuil comme terrassant l’hydre de Lerne tandis que son successeur, Louis XIII, orne une gravure d’Abraham Bosse muni de la léonté et de la massue, deux des attributs du fils de Zeus. A l’inverse, Hercule, lorsqu’il est associé à Omphale, princesse avec qui il échange ses attributs, peut représenter les dangers de l’effémination. Une autre lecture du héros est à lier avec sa « christianisation ». En effet, tout comme le Christ, Hercule se sacrifie pour réapparaitre divinisé. De même, son combat face à l’hydre de Lerne, assimilé au serpent, est souvent associé au triomphe du bien sur le mal. C’est en tout cas ce sens chrétien qui est parfois avancé pour expliciter le choix iconographique du cycle de Guido Reni. Le commanditaire, le duc de Mantoue, fut en effet cardinal avant de retourner à l’état laïc dans le but de donner une descendance à sa famille. Il possédait donc un intérêt particulier envers la religion chrétienne et il n'est pas étonnant de pouvoir lire dans ce cycle un double sens catholique.
De gauche à droite :
Abraham Bosse, Louis XIII en Hercule, vers 1635, Paris, Bibliothèque Nationale de France.
Pierre Paul Rubens, Hercule et Omphale, 1602-1605, Paris, Musée du Louvre.
Dès son arrivée en France, le cycle d’Hercule connut un succès retentissant, qui l’amena comme nous l’avons vu, dans la chambre même du trône. En 1674, l’Enlèvement de Déjanire fut même honoré par une conférence à son propos tenu en l’Académie royale de peinture et de sculpture par Jean-Baptiste de Champaigne. A cette occasion, le peintre déclara que Reni « est arrivé dans cet ouvrage à un point qui approche fort de joindre ensemble les deux parties si nécessaires pour faire un peintre parfait (…) qui est le dessin et la belle méthode de peindre ». Le cycle avait notamment été popularisé par la publication vers 1669-1670 de reproductions gravées de la main de Gilles Rousselet. Ces estampes connurent un tel succès que Félibien dans le premier tome de son ouvrage Tableaux du cabinet du Roy. Statues et bustes antiques des maisons royales ne put s’empêcher de les mentionner lorsqu’il décrivit le cycle de Reni :
« Ce que l'on admire davantage dans ce rare tableau, est la grandeur & la force du dessin, joint à la beauté du pinceau, & à l'excellence de couleurs. Mais comme c'est dans la Peinture seule qu'on peut voir tout ensemble tant de nobles parties, il faut seulement dans cette Estampe considérer la disposition, le dessin, & les expressions du Sujet, qui font une image assez belle & assez savante, pour juger quel doit être le mérite de l'Original. »
De gauche à droite :
Gilles Rousselet d'après Guido Reni, Hercule et l'Hydre de Lerne, vers 1669-1670.
Gilles Rousselet d'après Guido Reni, Hercule sur le bûcher, vers 1669-1670.
Au-delà de la critique, le cycle connut un immense succès auprès des articles et notamment des partisans du dessin dans la querelle l’opposant à la couleur. Ainsi Louis Boullogne l’Aîné en réalisa des copies tandis que Noel Coypel s’en inspira pour son cycle sur l’histoire d’Hercule commandé en 1688 pour le Trianon de marbre.
Considéré comme « au rang des tableaux emblématiques de la monarchie et de la peinture françaises » par Jean-Pierre Cuzin, le cycle d’Hercule continua d’inspirer les artistes dans des périodes plus récentes. Pour certains, Delacroix s’inspira du combat entre Hercule et Achéloos lorsqu’il peignit La lutte de Jacob avec l’ange en l’église Saint-Sulpice tout comme Gustave Courbet pour la composition de ses Lutteurs. Encore aujourd’hui l’héritage du cycle d’Hercule est toujours aussi présent puisqu'en décembre 2021 l’artiste urbain Andrea Ravo Mattoni a décoré le mur du 38 rue de la Roquette d’une représentation géante de Déjanire. La preuve, s’il en fallait une, de la prégnance toujours aussi importante de ce cycle dans la culture artistique européenne.
Antoine Lavastre
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