À elle seule, la chapelle Sansevero, située en plein cœur de Naples, pourrait bien faire succomber ses visiteurs au syndrome de Stendhal. Chef-d’œuvre d’architecture, décorée par les plus grands artistes napolitains du milieu du XVIIIe siècle, elle ne peut qu’inspirer un sentiment d’émerveillement lorsqu'on y pénètre. Parmi toutes les sculptures qui l’ornent, une en particulier se distingue par sa magnificence et sa virtuosité technique : le Christ voilé (Cristo velato en italien), réalisé en 1753 par Giuseppe Sanmartino. Encensé par la critique dès sa création, notamment pour avoir été brillamment sculpté dans un seul bloc de marbre, il a également été source de nombreuses légendes et croyances populaires. Pourtant, malgré son statut d’œuvre on ne peut plus remarquable, nous avons constaté une criante absence de littérature francophone à son sujet. Ainsi avons-nous décidé d’y remédier modestement, le temps d’un article.
Disposé aujourd’hui dans le centre de la nef, juste à l’entrée du chœur, le Christ voilé présente, à taille réelle, la dépouille martyrisée de Jésus-Christ, reposant sur un matelas, le buste et la tête rehaussés par deux coussins. Sa posture semble suggérer un instant pris sur le vif. Les genoux sont encore à demi pliés, son bras gauche repose sur le ventre tandis que le bras droit est resté le long du corps. À ses pieds figurent les instruments de la Passion : la Couronne d’épines ainsi qu’une pince ayant servi à retirer les clous qui le maintenaient crucifié. La présence du linceul sur le corps, très justement décrit comme un voile tant il fait apparaître avec réalisme l’anatomie du sujet, laisse deviner que l’instant précis représenté se situe juste après l’événement de la mise au tombeau. Les détails anatomiques sont si réalistes que l’artiste a représenté, entre les extraordinaires plis du drap, l’expression encore souffrante du Christ : les yeux clos, la tête tournée vers la droite, comme s’il venait tout juste de rendre son dernier soupir. À cela s’ajoute encore la mise en évidence des stigmates sur les mains et les pieds ainsi que la blessure de la lance de saint Longin au flanc droit.
Le résultat plastique de cette composition sculptée est, risquons le mot, sans égal. Cette surprenante beauté macabre hyperréaliste – trop, pour certains – a été source de bien des commentaires sur lesquels nous reviendrons plus tard. Intéressons-nous tout d’abord à ce type iconographique en sculpture qu’est le Christ mort ainsi qu’à la genèse de l’œuvre qui nous intéresse.
De gauche à droite :
Stefano Maderno (1576-1636), Martyre de sainte Cécile, sculpture sur marbre, 1600, Sainte-Cécile-du-Trastevere
Jean Del Cour (1627-1707), Christ mort, sculpture sur marbre, 1696, cathédrale Saint-Paul de Liège
Précisons tout d’abord que la représentation en gisant d’un personnage biblique ou d’un saint remonte au début du XVIIe siècle, après que l’Église catholique romaine réaffirma l’importance de ces images en réponse à la Réforme protestante de Luther et Calvin. Cette iconophilie puise en particulier ses fondements dans les conclusions du concile convoqué à Trente par le pape Paul III entre 1542 et 1545. À Rome, il est ainsi fréquent de voir installé, sous les autels des églises, de nombreux gisants représentant le Christ mort ou les dépouilles des saints auxquels les édifices sont dédiés. L’un des exemples les plus fameux est le Martyre de sainte Cécile sculpté en 1600 par Stefano Maderno pour l’église Sainte-Cécile-du-Trastevere de Rome. Dès l’origine, le souci de transmettre une véritable émotion au spectateur est important, notamment en cherchant à livrer une représentation la plus réaliste possible. C’est le cas avec cette statue, réputée pour être une restitution exacte de la position du corps de sainte Cécile au moment de sa découverte dans les catacombes de la Ville Éternelle. Ce sujet ainsi promu par l’Église prospère dans toute la sphère catholique européenne, jusque dans les Flandres espagnoles, comme en témoigne le Christ gisant de Jean Del Cour exécuté en 1696 et visible à la cathédrale Saint-Paul de Liège.
En outre, le Christ voilé de Sanmartino n’est pas sans évoquer un autre thème iconographique très apprécié par l’Église catholique depuis le fameux concile : l’image du Christ sur le Saint Suaire. Ce dernier désigne en effet le linceul mortuaire dans lequel fut enveloppé le corps sans vie de Jésus. Selon les Évangiles du Nouveau Testament, au moment de la visite des Saintes Femmes au tombeau, trois jours après la mort du Christ, celles-ci n’auraient alors découvert que ledit linceul sur lequel se serait miraculeusement imprimée l’image du corps du défunt. À ce titre, le suaire du Saint-Sépulcre est devenu l’une des reliques de la Passion et fut réputé être authentifié comme le célèbre suaire aujourd’hui conservé et vénéré comme tel depuis 1578 à la cathédrale Saint-Jean-Baptiste de Turin.
En imaginant ce voile, rendant un sentiment de réalisme quasi surnaturel au regard de sa transparence, Sanmartino a certainement cherché à évoquer le mystère de la Résurrection. En effet, en voyant cette œuvre, le spectateur contemporain, dans un contexte aussi croyant que celui de l’Italie du XVIIIe siècle, pouvait sans doute se demander s’il n’était pas, d’une certaine manière, en présence non du corps physique du Christ, mais déjà bien de son image apposée sur le tissu mortuaire. Il s’agirait en quelque sorte d’une évocation sculptée de ce thème iconographique, déjà très répandu dans les arts avec, par exemple, la gravure de la Sainte Face réalisée en 1649 par Claude Mellan.
Comme nous venons de le voir, le choix iconographique de Giuseppe Sanmartino pour son Christ voilé en 1753 n’a donc, en soi, rien de surprenant ; il est même plutôt répandu. Ce qui est plus original en revanche, c’est l’histoire de sa création. Cette statue que nous connaissons aujourd’hui n’aurait en effet pas dû être réalisée par le jeune Sanmartino – il avait à l’époque tout juste l’âge du Christ – mais par Antonio Corradini qui avait été chargé par le commanditaire de la chapelle, Raimondo de Sangro, VIIe prince de Sansevero, d’en réaliser les décors. Malheureusement, Corradini, qui venait tout juste d’achever une allégorie de la pudeur pour la même chapelle, décède en 1752 sans avoir le temps d’entamer la taille de son gisant. Son projet ne nous est toutefois pas complètement inconnu puisqu’avant sa mort, le sculpteur vénitien avait imaginé un premier modèle en terre cuite, aujourd’hui conservé au musée national San Martino de Naples et figurant à l’époque dans les collections de Raimondo de Sangro.
De toute évidence, Giuseppe Sanmartino, qui figurait parmi les proches de la famille de Raimondo, avait pu voir ce modèle préparatoire. Certainement soucieux de se forger un nom, notre sculpteur propose à son mécène l’année suivant le décès de Corradini de reprendre la commande à son compte. Ce dernier accepte de la lui confier et l’œuvre majestueuse est livrée en quelques mois seulement, comme en atteste l’inscription gravée à sa base : « JOSEPH NEAP. SANMARTINO FECIT 1753 ».
Certains ont parfois affirmé que Sanmartino s’était beaucoup détaché du projet original de son prédécesseur au moment de son exécution sur marbre. Cet argumentaire visait avant tout à mettre en avant son génie créatif. En réalité, si nous comparons la version finale avec le modèle du musée napolitain, certes encore assez grossier, il est clair qu’au niveau iconographique, le sculpteur est resté relativement fidèle à l’idée qu’avait conçue Corradini. Ce dernier avait pu certainement trouver son inspiration au travers de différents modèles, comme un Christ mort aujourd’hui dans la crypte de la cathédrale de Capoue par Matteo Bottiglieri, le maître de Sanmartino et dont celui-ci pouvait lui avoir parlé les années précédant son projet. Il a pu encore étudier un Christ mort en bois polychrome daté vers 1655, conservé au Palais Sansevero et emmené en procession dans les rues de Naples chaque Vendredi Saint. Soulignons enfin que Corradini, s’il eut réalisé son Cristo velato, aurait certainement pu, lui aussi, réaliser un drapé exceptionnel. Il venait en effet de prouver qu’il en était capable en achevant le magnifique vêtement de son allégorie de la pudeur présentée en vis-à-vis du chef-d’œuvre qui nous occupe.
Le fait que Giuseppe Sanmartino ne soit pas à l’origine de la composition n’enlève pourtant rien à son immense talent. Reconnaissons qu’il fallait être extrêmement doué dans sa profession pour obtenir le résultat que nous connaissons aujourd’hui, le tout dans un seul bloc de marbre. Par ailleurs, Sanmartino maîtrisait vraisemblablement très bien le thème iconographique du Christ mort : il avait pu observer celui de son maître ainsi que le Christ en bois polychrome dont nous avons déjà parlé plus haut. À cela, l’artiste pouvait ajouter à son actif sa propre version, qu’il avait réalisée entre 1744 et 1752 pour la cathédrale Santa Maria Maggiore de Casacalenda, commandée par Marianna de Sangro, duchesse de Casacalenda et cousine de Raimondo de Sangro.
L’absolue virtuosité du travail de Sanmartino peut aussi s’expliquer par son désir de se forger une solide réputation dans sa profession. Nous l’avons déjà noté, à l’époque de la confection du Christ voilé, il n’a que trente-trois ans et il est donc encore très jeune. Or, son envie de rivaliser avec ses maîtres et de prouver son talent se devinent par sa demande au prince Sansevero de sculpter une œuvre sur la base d’un modèle conçu par un sculpteur vieux de soixante-trois ans – soit presque le double de son âge – qui avait attendu d’acquérir toute l’expérience d’une vie avant d’oser imaginer un tel défi artistique.
En sus de cette première remarque, nous pouvons ajouter que son ambition se manifeste également par le fait qu’il cherche à réaliser une œuvre incluant un exceptionnel « drapé mouillé », évocation iconographique directe des canons artistiques de la sculpture grecque et romaine de l’Antiquité. Ce même drapé est certainement aussi une réponse explicite à celui de la Pudeur d’Antonio Corradini située, comme nous l’avons vu, en vis-à-vis. Enfin, comment ne pas noter la présence du matelas, certes assez peu visible, mais dont le rendu, tout aussi réaliste, n’est pas sans chercher une certaine rivalité avec celui qu’avait réalisé le Bernin en 1619 pour l’Hermaphrodite endormi, appartenant à l’époque à la collection Borghèse et aujourd’hui exposé au musée du Louvre. Notons d'ailleurs que la position même du Christ voilé rappelle également dans une version forcément moins mouvementée l'Extase de la bienheureuse Ludovica Albertoni du même artiste.
Si la statue accrut considérablement la réputation de la chapelle Sansevero dans l’Europe entière, allant jusqu’à attirer de nombreux collectionneurs désireux de l’acquérir pour des sommes faramineuses – en vain –, sa beauté et son hyperréalisme ne furent pas sans alimenter un certain nombre de fantasmes autour de sa conception. La réputation du commanditaire de l’œuvre n’y était d’ailleurs pas pour rien. Raimondo de Sangro, prince influent du royaume, descendait par sa mère du roi Ferdinand Ier de Naples et faisait partie de l’entourage de Charles de Bourbon, futur roi d’Espagne sous le nom de Charles III. Très intelligent et doué, il constituait alors le profil typique d’un aristocrate de son siècle, intéressé tant par les arts que par les sciences, sans jamais oublier de répondre à ses obligations militaires. De son penchant pour les sciences et à cause de son appartenance à la franc-maçonnerie sont nées un certain nombre de rumeurs liées en particulier à sa pratique de l’alchimie. C’est ainsi que, dès la fin des années 1750, des voix se firent entendre suggérant que le voile jeté sur le Christ n’était pas sculpté mais qu’il s’agissait d’un véritable tissu que l’artiste avait déposé sur son œuvre. Celui-ci aurait ensuite été transformé en marbre par un processus secret de calcification découvert par le prince. Les moyens d’analyse scientifiques modernes prouvent bien aujourd’hui que cette théorie est fausse et que cette sculpture n’est en réalité due qu’au talent de son auteur.
Mais que serait aujourd’hui le célèbre Christ voilé de Naples, si sa grande beauté n’était pas accompagnée de son lot de légendes concernant la sulfureuse réputation du prince Sansevero ? Une autre histoire raconte que Raimondo de Sangro, conscient d’être le possesseur d’une œuvre extraordinaire, aurait rendu aveugle Sanmartino afin de l’empêcher d’en reproduire une nouvelle version aussi belle que la sienne. Cette affirmation n’est évidemment pas vraie, le sculpteur ayant continué, grâce à sa nouvelle réputation, à produire des œuvres jusqu’à sa mort en 1793. Tous ces récits se perpétuent encore de nos jours, pour le bonheur des touristes, à qui il plaît toujours d’essayer de lever le voile sur les mystères enveloppant ce chef-d’œuvre de l’histoire de l’art.
Bibliographie indicative :
Elio Catello, Giuseppe Sanmartino (1720-1793), Naples : Electa Napoli, 2004
Rosanna Cioffi, La Cappella Sansevero, Arte barrocca e ideologia massonica, Salerne : Edizioni 10/17, 1987
Aurelio De Rose, Napoli, La Cappella Sansevero, La storia, le opere, gli artisti, Naples : Rogiosi Editore, 2014
Sigfrido E. F. Höbel, La cappella filosofica del Principe di Sansevero, Naples : Stamperia del Valentino, 2010
Pierre-Damien Houville, « Un voile révélateur (Cappella Sansevero, Naples) », [en ligne] consulté le 14/02/2023 sur musebaroque.fr, Un voile révélateur (Cappella Sansevero, Naples) | Muse Baroque - Musique & Arts baroques
Roberto Middione, Le raccolte di scultura, Naples : Museo Nazionale di San Martino ; Electa Napoli, 2001
Oderisio de Sangro, Raimondo de Sangro e la Cappella Sansevero, Rome : Bulzoni Editore, 1991
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