Nous sommes vendredi, jour où Coupe-File vous emmène à la découverte du pays lyonnais. Aujourd’hui, je propose que nous nous concentrions sur le "Christ au jardin des oliviers", de Théodore Chassériau, conservé au Musée des Beaux-Arts de Lyon.
Théodore Chassériau (1819-1856) est un peintre de l’époque romantique. Élève d’Ingres, on dit qu’il unissait à la fois son style et celui de Delacroix. Il a reçu un enseignement académique mais très vite il développe un goût prononcé pour l’orientalisme. Le Christ au jardin des oliviers est une commande de l’Etat, plus précisément du Ministère de l’Intérieur. Cette dernière fait partie d’une politique en faveur de l’Eglise lancée en 1815 qui visait à redécorer les églises ravagées par la Révolution. De par ses dimensions et son thème religieux, on peut affirmer que l’œuvre est une peinture d’histoire qui a mobilisé et divisé la critique.
On voit le Christ qui s’est retiré pour prier à Gethsémani, sur le Mont des Oliviers. Il voit apparaître à gauche trois anges portant les symboles de sa Passion (le calice et la croix) qui lui annoncent que le moment de son sacrifice est venu. Un tient la Croix, le second le calice, tandis que le troisième se recueille les mains jointes. Au premier plan, on voit les apôtres plongés dans un sommeil profond. Le Christ est prostré et la tête penchée, après un moment de doute, il se résigne à son destin. La scène de Jésus au Jardin des oliviers se situe entre la Cène et l’arrestation de Jésus par les romains.
Cela ressemble à une scène d’Adoration de la Croix. On note une couronne d’épines sur la croix et un des anges tient un roseau. Ces deux symboles sont ceux de l’humiliation de Jésus par les romains. L’évangile selon Matthieu (27/29) raconte « les soldats romains tressèrent une couronne d’épines, qu’ils posèrent sur sa tête, et ils lui mirent un roseau dans la main droite ; puis s’agenouillant devant lui (Jésus), ils le raillaient, en disant : Salut, roi des juifs ! ». En arrière-plan, on voit un ciel orageux. En effet, il est dit dans la Bible qu’après la crucifixion un orage violent s’abat, ce qui peut expliquer le paysage choisi par Chassériau.
Les artistes romantiques affectionnent beaucoup l’épisode du Jardin des Oliviers, ils l’illustrent à plusieurs reprises (Delacroix, Chassériau, William Blake) et cela participe au profond renouvellement qui marque alors la peinture religieuse. On a une approche plus personnelle, plus métaphysique que l’on voit par le moment de doute du Christ face à son destin, il y a une certaine « humanité » dans ces œuvres romantiques. Le thème du Christ au Jardin des oliviers tient une grande place dans la sensibilité, l’écriture, la peinture des années 1820-60 ; c’est avec ce thème que s’est constitué et renforcé la notion de « Christ romantique » car, dans la conscience romantique, l’agonie à Gethsémani c’est aussi le drame de l’homme déchiré entre infini et finitude.
Dans le tableau de Chassériau, on est surpris par le non conformisme et le non-poétiquement correct. Il semble réintroduire dans ce sujet des traditions iconographique, des réflexions philosophiques que d’autres artistes délaissent un peu.
Chassériau a choisi une iconographie proche de celle de la Contre-Réforme.
Il a opté pour l’iconographie tridentine (Au XVIème siècle, le concile de Trente redéfinit la place et le rôle de l’image dans la dévotion catholique, les clercs, contre les protestants choisissent dans les images une dévotion mesurée, une image pas seulement artistique, elle doit être aussi religieuse). Grâce à cela, le débat sur la faiblesse humaine du Christ est écarté, il accepte sa mission. Les moments successifs ou simultanés du doute et de l’acceptation sont figurés visuellement, on pense que Chassériau obéit au mouvement de la Contre-réforme.
Plusieurs interprétations ont été proposées face à son œuvre :
Théophile Gautier voit « Le Christ affaissé sur ses genoux, la tête penchée, les muscles dénoués, les bras pendant comme un homme à bout de courage, semble reculer devant le calice d’amertume qu’un grand ange lui tend avec un geste impérieux et résolu ». Le problème de cette interprétation est qu’elle ne répond pas à la notice du Salon.
Pour Gautier, le Christ de Chassériau est un christ romantique, en plein doute. Il voit de l’innovation, une interprétation très poétique et très personnelle de Chassériau quant au sujet. Pour lui l’œuvre met en scène une nouvelle interprétation du sacré.
Pour Haussard, Gautier n’est pas assez subtil pour comprendre l’audace du tableau, il note par exemple que Chassériau innove par rapport à Ingres car il mêle le grandiose et le naïf Il dit que « le Groupe des anges brille d’une certaine nature divine, et le Christ a de la grandeur dans le désespoir, mais il n’est pas exempt d’étrangeté et d’exagération »
Haussard pense qu’il y a de la force et de la création dans cette œuvre mais que Chassériau s’est trop précipité « il devait y tempérer l’imagination et la première fougue de sentiment ; ce n’est qu’une ébauche pleine d’énergie, le rêve d’un tableau où l’on voit déjà percer les belles lueurs de l’art »
Le Christ de Chassériau a traversé son agonie, il est déjà dans l’acceptation ; il s’incline devant les instruments qui lui sont présentés d’une Passion qui n’est plus proche mais en cours. Sa main gauche est fermée et la droite s’ouvre et se tourne vers l’extérieur, signe de l’acquiescement.
Finalement, le sujet du Christ au Jardin des oliviers, bien qu’il soit l’un des thèmes majeurs de la sensibilité romantique dans la peinture religieuse, est interprété d’une manière très personnelle par Chassériau. Il fait la synthèse entre ce que l’on appellera plus tard le Christ romantique, reflet des sentiments de l’artiste torturé entre deux émotions contradictoires et un Christ beaucoup plus orthodoxe.
Il faut préciser que les éléments du tableau de Chassériau relèvent à la fois du romantisme et du néoclassicisme. Le tableau est de très vastes proportions et c’est la première composition de cette envergure tentée par l’artiste. De cet fait, il appartient déjà au registre de la peinture monumentale, peinture d’histoire, un grand héritage du classicisme. En revanche, on voit des traits de pinceau apparents, des empâtements sur certains endroits du tableau mais dans l’ensemble la facture est plutôt lisse. Les figures au premier plan sont coupées, cela donne un effet de réalisme, on parle de « fragment de réalité ». Cette technique était déjà utilisée notamment par Géricault dans le Radeau de la Méduse.
Au niveau de la lumière on voit que le visage du Christ est plongé dans l’ombre, cela accentue son accablement. La souffrance est ici le vrai sujet, un destin humain auquel l’artiste s’est peut-être identifié. On dirait qu’une lumière presque fantasque sculpte le visage du Christ et les anges, ils sont dans une sorte de « halo lumineux ». Cela souligne l’androgynie. Le Christ affronte la Passion dans les vêtements et les couleurs qui lui sont généralement accordés dans la représentation de sa vie publique et glorieuse et non dans les moments de tristesse. Seuls les Anges et Jésus sont dans la lumière, les apôtres et le reste du tableau sont dans l’ombre. Une autre source de lumière éclaire Judas et les soldats romains. On peut peut-être en déduire que la lumière est ici un symbole du savoir. En effet Jésus, les romains et les anges savent qu’il va mourir alors que les apôtres ne sont pas au courant.
La perspective, créée à la Renaissance n’est pas respectée ; la croix est mal proportionnée, et on ne distingue pas clairement de ligne de fuite. On note aussi l’inscription INRI (roi des juifs) sur la croix, c’est un élément qui arrive tardivement dans la peinture de cette scène car graver le bois est cher donc pour condamner un homme on ne l’aurait pas fait. Toile bâtie sur des lignes simples, doucement opposées, Chassériau refuse tout éclat chromatique mais on a un très fort clair-obscur.
Finalement, on peut dire que Chassériau opère donc une synthèse entre la ligne de son maître Ingres, dans une composition tout en retenue, et le sens de la couleur et du clair-obscur de Delacroix. Chassériau a produit une œuvre autant personnelle que conforme à sa fonction liturgique. Le thème de Gethsémani confirme l’alliance historique entre le renouveau de la peinture sacrée et la méditation romantique. Le tableau, dans son ensemble, reste proche de la manière d’Ingres, le classicisme, mais l’interprétation du sujet religieux est différente. Chassériau accorde une grande importance au sentiment, en rapport à la poésie de cette époque. Chassériau, malgré un Christ romantique, a voulu traiter le thème du Christ au Jardin des Oliviers avec une certaine retenue, un respect des traditions iconographiques chrétiennes. Il reste le peintre le plus difficile à comprendre de sa génération à mi-chemin entre romantisme et classicisme.
Photos : Musée de Beaux-Arts de Lyon
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