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La Tour de Babel : architectures


La Tour de Babel, cet édifice qui aurait selon la Genèse été bâti à l'initiative du roi-chasseur Nemrod dans la vallée de Schinéar, porte au fil de ses représentations des symboliques sans cesse renouvelées, marquées par des inspirations architecturales plurielles. Or ces dernières permettent de comprendre différentes réceptions du mythe, par le biais de l'esthétique.

Maquette de l'Etemenanki, Pergamon Museum

Les historiens s'accordent à dire que la Tour de Babel renvoie à un célèbre édifice babylonien, dédié au dieu Marduk : l'Etemenanki. Cette ziggourat monumentale, aujourd'hui disparue, était constituée de sept niveaux, comme le rapporte la tablette dite "de l'Esagil" conservée au musée du Louvre. La base de la tour monumentale à degrés fut retrouvée au cours des fouilles allemandes du site de Babylone. La structure en elle-même est pensée comme un piédestal, figurant une montagne au sommet de laquelle se trouve un temple. L'Etemenanki s'inscrit au sein d'un immense complexe religieux que jouxtait l'Euphrate. Cette situation géographique est souvent soulignée dans les œuvres postérieures par la représentation d'une étendue d'eau à proximité de la tour. Vraisemblablement achevée sous le règne de Nabuchodonosor II, entre 605 et 562 avant notre ère, l'édifice est contemporain à la mise en forme de la Bible par les peuples hébreux, qui lient la confusion des langues au cosmopolitisme de Babylone. Le mot Babel, "confondre, mélanger", est en effet le fruit d'une mauvaise traduction de l'akkadien Bab-llum, signifiant "porte des dieux".

Les Heures dites de Bedford, 1410/1430, British Library

Cependant, malgré l'admiration que lui portait Alexandre le Grand et les travaux de restauration entrepris, l'Etemenanki devient au fil des siècles une carrière de briques. Les artistes du Moyen Âge ont tendance à se focaliser sur la représentation narrative de la Tour de Babel, imaginant l'édifice à partir de ce qu'ils connaissent. L'intérêt grandissant pour l'antiquité apporte quantité de nouvelles sources au mythe. C'est le cas des Histoires d'Hérodote, qui décrivent le bâtiment comme suit : "Au milieu du sanctuaire est bâtie une tour massive, longue et large d'un stade ; sur cette tour se dresse une autre tour, sur celle-ci de nouveau une autre, jusqu'à huit tours. La rampe qui y monte est construite extérieurement, en spirale autour de toutes les tours ; vers son milieu on trouve une station et des sièges pour se reposer, où ceux qui montent s'asseyent et se délassent." Les Heures dites "de Bedford", manuscrit réalisé entre 1410 et 1430, reprennent une partie de la description rendue par l'historien. Cependant les costumes et les décors appartiennent au XVe siècle européen, le dromadaire portant seul la dimension orientale du mythe.

Cornelis Anthonisz, La Destruction de la Tour de Babel, 1547, Bibliothèque royale de Belgique
Brueghel l'Ancien, La Grande Tour de Babel, 1563, Vienne

L'apparition du protestantisme s'accompagne d'une vive critique à l'encontre de la papauté. Rome est, dans le discours de Luther, assimilée à la Babylone biblique, vouée à disparaître pour révéler une plus exacte religion. Et c'est là que l'esthétique devient politique : lorsque Cornelis Anthonisz, peintre et cartographe néerlandais, réalise en 1547 une gravure représentant la chute de la Tour de Babel, il l'associe au Colisée. L'édifice adopte dès lors un plan circulaire, allant en s'amenuisant de la base au sommet. Il n'est par ailleurs nullement fait mention dans la Genèse de la destruction de la Tour, seulement de la pluralisation des langues qui en découle. L'effondrement est un ajout hébraïque du XIIe siècle. L'artiste condamne dès lors la superbia romaine. Près de quinze ans plus tard, Pieter Brueghel l'Ancien réalise trois représentations connues de la Tour de Babel. L'une d'elles a été détruite et les deux autres attestent de deux visions du mythe. La Grande Tour de Babel réalisée en 1563 et conservée à Vienne, présente une tour résolument inachevée, bancale et fourmillant de l'activité des ouvriers qui la bâtissent. Nemrod est au premier plan, en bas à gauche du tableau, et inspecte les travaux. En ce qui concerne la Petite Tour de Babel, réalisée en 1568 et conservée à Rotterdam, la figure humaine y occupe une place mineure, l'accent étant mis sur la prouesse architecturale, si bien que les alentours de l'édifice sont dénués de relief. Un détail souligne les connaissances historiques de Brueghel l'Ancien : la tour est en brique, comme l'indique la traînée rouge à gauche du bâtiment. Plus allongée et aboutie, cette tour condamne moins la superbia qu'elle n'exalte l'oeuvre qui s'est approchée du divin en réunissant l'humanité.

Pieter Brueghel l'Ancien, La Petite Tour de Babel, 1568, Rotterdam
E.-L. Boullée, Fanal tronconique, 1781/1793, BNF

L'élégance circulaire de la structure hélicoïdale qu'adopte la tour chez Brueghel l'Ancien s'inspire d'un édifice abbasside du IXe siècle. Le minaret de la mosquée Al-Mutawakkil, dans la ville de Samarra, présente la même particularité architecturale. Sa forme unique a fasciné plusieurs générations de voyageurs. Au XVIIIe siècle, à l'ère d'un orientalisme utopique, l'immense succès de l'Histoire générale des voyages de l'abbé Prévost participe à un engouement toujours plus important pour l'ailleurs, qui motive à la fin du siècle pléthore d'expéditions scientifiques dont les découvertes alimenteraient l'art du XIXe. L'attrait qu'exercent les orients en tant que non-lieu sur les Lumières se traduit par des satires de l'Europe, des récits galants voire érotiques et des féeries. L'œuvre Tour de Babel - Fanal tronconique, réalisée entre 1781 et 1793 par l'architecte Etienne-Louis Boullée, participe à ces orients rêvés et s'inscrit dans la continuité de son oeuvre théorique, traversée de possibilités enthousiasmantes. Elle donne à voir un bâtiment qui ne comporte aucune trace d’inachèvement, offrant plutôt une image extrêmement positive de la tour en tant qu'aboutissement humaniste, comme le montre la frise qui monte en hélice, composée d'êtres humains se tenant la main.


"Le genre humain jadis bourdonnait à l'entour,

Et sur le globe entier Babel devait un jour

Asseoir sa spirale infinie."

Victor Hugo, Les Orientales, 1829


Le minaret de la mosquée Al-Mutawakkil, 847/852, Samarra
Giovanni Battista Piranesi, Carcere oscura, 1743

La tour de Babel possède encore une place prépondérante lorsqu'il s'agit de représenter la démesure. Les Cités Obscures est une série de bandes dessinées issue de la collaboration entre le scénariste Frederik Peeters et le dessinateur François Schuiten. Le quatrième tome de la collection, intitulé La Tour, présente une vision renouvelée du mythique édifice. Le fait d'adopter le point de vue d'un agent de maintenance prisonnier d'une tour en construction, nommé Giovanni Battista en référence à Piranesi, cantonne la représentation à des fragments d'architecture, des bribes. S'il apparaît quelques tableaux intra-diégétiques de l'édifice dans son ensemble à mesure que Giovanni approche du sommet, ils sont toujours démentis, faisant du bâtiment une prison labyrinthique. La comparaison au début de la bande-dessinée entre le protagoniste et Icare achève d'associer la tour à l'œuvre mythologique de Dédale. La rupture du contact entre les différentes classes sociales qui y habitent participe au drame : il n'y a qu'en restant prisonniers de leur classe que les personnages échappent à la conscience de la vanité de leur entreprise. François Schuiten, né en 1956 dans une famille d'architectes, distille quelques références à Brueghel, Delacroix ou encore à Carcere oscura du graveur et architecte Giovanni Battista Piranesi. Sa maîtrise de la perspective contribue à faire de la Tour une allégorie vertigineuse de la croissance irrationnelle.

La Tour, scénario de Frederik Peeters et dessins de François Schuiten, 1987

Le mythe de Babel perdure au travers de sa constante réinvention. La pluralité des langues implique l'impossibilité d'un référent unique, ce qui permet une réinvention constante du langage, condition de la poésie. Les multiples représentions de la Tour de Babel permettent donc sa continuité.


« Alors le vieux mythe biblique se retourne, la confusion des langues n’est plus une punition, le sujet accède à la jouissance par la cohabitation des langages, qui travaillent côte à côte. Le texte de plaisir, c’est Babel heureuse » Roland Barthes, Le Plaisir du texte, 1973

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