Grâce à son univers unique, La Planète Sauvage intrigue dès les premières images. Aux sources du long métrage d'animation d'auteur à la française, ce film fait figure de miracle, tant son histoire et son style semblent aux antipodes de la vision répandue du dessin animé. Mêlant adroitement les imaginations de René Laloux, Roland Topor et Stefan Wul, cette œuvre visionnaire offre, malgré un parcours de réalisation complexe, une richesse thématique hors du commun.
Protagoniste de la création de ce film, René Laloux développe très tôt un fort attrait pour le dessin et le cinéma. À partir de 1956, il exerce en tant que moniteur dans la clinique psychiatrique de La Borde, animant des ateliers de peinture, de marionnettes et d'ombres chinoises. En 1960, à l'occasion de l'un de ces ateliers, il écrit et réalise avec les patients de la clinique le court-métrage Les Dents du singe. Cette œuvre surprenante utilise la technique du cut out, ou papier découpé, qui consiste à concevoir les personnages comme des marionnettes en deux dimensions à l'aide de morceaux de papier assemblés. Cette méthode économique permet de réutiliser plusieurs fois les mêmes éléments au sein d'une, voire de plusieurs scènes, sans avoir à recréer un dessin entier à chaque mouvement. Avec son étonnante modernité, Les Dents du singe marque les esprits au point de recevoir le prestigieux Prix Émile Cohl. C'est à cette occasion que René Laloux rencontre celui qui créera avec lui La Planète Sauvage : Roland Topor.
Touche-à-tout connu pour ses dessins d'humour noir dont le style évoque la gravure, Roland Topor forme avec René Laloux un duo prolifique. Ils créent ensemble deux courts métrages : Les Temps morts (1964) et Les Escargots (1966). Reconnaissant le potentiel des deux collaborateurs, les producteurs Simon Damiani et André Valio-Cavaglione leur proposent ce que les auteurs de cinéma d'animation n'osaient pas même envisager à l'époque : l'écriture d'un long métrage. En France, seul Paul Grimault avait déjà eu ce privilège en 1952 pour La Bergère et le Ramoneur. À la recherche d'un texte à adapter à l'écran, René Laloux et Roland Topor envisagent un moment Gargantua, de Rabelais, mais y renoncent assez vite par crainte de la censure. Tous deux grands lecteurs de science-fiction, ils se dirigent alors vers un auteur français établi, Stefan Wul, et son roman Oms en série. Ils s'isolent ensemble pour réécrire certains passages et s'approprier l'histoire du roman.
Faute de studio d'animation en France et en l'absence de moyens suffisants pour monter une équipe d'animateurs français, les producteurs du film signent un accord avec la Tchécoslovaquie. S'il s'agit d'un choix économique, il ne se fait pas par dépit. Le talent des animateurs tchèques est déjà reconnu à l'international : en 1946, à l'occasion du premier Festival de Cannes, Jiří Trnka obtient le Grand prix international du dessin animé pour son film Les Petits Animaux et les Brigands. Le pays est par ailleurs en pleine période d'ouverture, connue sous le nom de printemps de Prague. Seulement, peu de temps avant le début de la production, Roland Topor annonce ne plus vouloir participer au projet. La réalisation d'un film d'animation lui aurait demandé trop de temps, et le dessinateur souhaitait conserver sa liberté. Malgré ce départ, il accepte de travailler de temps en temps sur le graphisme de l'œuvre.
En 1968, René Laloux se rend donc seul à Prague. Le contact avec l'équipe d'animateurs tchèque n'est pas aisé, et devoir parler par l'intermédiaire d'un interprète ne favorise pas la communication. Qui plus est, le début de la production sera marqué par l'entrée en Tchécoslovaquie des forces soviétiques qui mettent fin au printemps de Prague. Ce changement de direction a bien failli être fatal au projet, qui ne put reprendre qu'au prix de certaines concessions de la part des producteurs français. René Laloux vit dès lors des rapports compliqués avec l'administration tchèque. Ceux-ci cherchent même à le faire remplacer par Josef Kábrt, déjà responsable du graphisme des personnages. Cette inimitié culmine lorsque la production du long métrage cesse brusquement en 1972, privant le film d'environ dix minutes d'animation.
Pour reproduire la finesse du trait de Roland Topor, composé de hachures, de textures et d'ombrages en tous genres, les animateurs se sont retrouvés face à un choix cornélien. En effet, la technique du celluloïd, feuilles transparentes sur lesquelles les phases d'animation sont peintes à la gouache, n'aurait pas su retranscrire avec fidélité la richesse des dessins d'origine. D'un autre côté, la technique du cut out, déjà utilisée par René Laloux pour Les Dents du Singe ou encore Les Escargots, a beau être moins onéreuse, sa rigidité n'aurait pas offert la même fluidité à l'œuvre. À mi-chemin entre les deux approches, Josef Kábrt a l'idée d'employer le papier découpé en phases, une technique hybride consistant à concevoir les mouvements image par image, comme pour l'animation traditionnelle, puis à reporter les dessins de chaque phase à l'encre de Chine sur de fines feuilles de bristol, à les découper puis à les intégrer dans les décors. Ces matériaux permettant bien plus de nuances que les aplats de gouache sur cellulloïd, cette technique particulière participe à l'identité visuelle unique de La Planète Sauvage. Mais cette méthode est longue et onéreuse, si bien que René Laloux, malgré ses réticences initiales à utiliser le cellullo, s'y est finalement résolu pour ses longs métrages suivants, Les Maîtres du Temps (1982) et Gandahar (1987).
Mais La Planète Sauvage est également un film singulier par l'originalité de ses musiques. Après avoir déjà collaboré avec lui sur Les Temps morts et Les Escargots, René Laloux fait encore une fois appel à Alain Goraguer, pianiste de jazz et arrangeur musical qui a travaillé avec Boris Vian, Serge Gainsbourg ou encore France Gall. En à peine trois semaines, celui-ci conçoit les musiques du film, qui en rythment la narration à grand renfort de guitare wah-wah.
Sur la planète Ygam, des humanoïdes géants à la peau bleue et à la vie démesurément longue, les Draags, cohabitent avec les Oms, identiques en tous points à des humains. Si les Draags forment une société érudite, fondée sur une pratique collective de la méditation, les Oms sont quant à eux traités comme des animaux. À la mort de sa mère, un jeune Om orphelin, Terr, est recueilli par Tiwa, une Draag. Considéré comme un animal domestique, il accède à la connaissance en épiant les leçons que Tiwa reçoit par l'intermédiaire d'un serre-tête. Devenu jeune homme, Terr s'enfuit avec le précieux objet et fait la rencontre de Mira, qui l'introduit auprès d'une communauté d'Oms sauvages. De la méfiance à l'admiration, Terr se fait une place parmi les siens, et apporte les connaissances Draags à ses semblables. Un jour, voulant se défendre, les Oms tuent un Draag, provoquant le courroux de l'espèce toute entière. Pour échapper à une opération meurtrière de désomisation à grande échelle, Terr entraîne les Oms dans un long exode. Réfugiés dans un cimetière de fusées, les Oms en bâtissent une en secret pendant des années, dans l'espoir de parvenir à s'échapper dans l'espace. Ils y parviennent in extremis et atterrissent sur la planète sauvage, une lune en orbite autour d'Ygam, qui abrite le grand secret des Draags, la destination de leurs méditations. Grâce à cette découverte, les Oms parviennent à négocier la paix auprès de leurs persécuteurs.
Au-delà de son univers singulier, dont l'inventivité et la richesse font de chaque plan un tableau à part entière, La Planète Sauvage est un film subtil et ouvertement pacifiste. En évitant de faire des Draags les antagonistes de cette histoire, René Laloux et Roland Topor insistent sur leur humanité, en cherchant à de nombreuses reprises à provoquer notre empathie à leur égard. La première scène est à ce titre révélatrice de tout le film. Elle commence à échelle d'Om et montre la fuite désespérée d'une mère tenant son enfant dans les bras. Sa course est contrariée par des mains bleues gigantesques qui s'emparent d'elle, la soulèvent haut dans les airs et la lâchent sur le sol. Dès le plan suivant, la caméra nous offre un autre point de vue : trois enfants Draags, assis en cercle, jouent à malmener ce qui n'est de leur point de vue pas plus gros que des souris. Ce décalage est d'autant plus frappant que Laloux a choisi de vrais enfants pour donner leurs voix aux tortionnaires. Les scènes qui suivent vont dans le sens de ces repères brouillés : Tiwa et Terr partagent dans les premiers temps une réelle complicité teintée d'affection, tandis que les scènes qui suivent le départ du jeune Om montrent une grande violence entre les deux espèces.
Le succès de l'œuvre est aussi immense qu'inattendu. Acclamé au Festival de Cannes en mai 1973, La Planète Sauvage y reçoit même le Prix spécial du jury, fait rare pour un film d'animation, qui plus est d'auteur. Seulement, cette réussite critique et commerciale ne marque pas pour autant un nouvel âge d'or pour le cinéma d'animation d'auteur français. Les autres films de René Laloux, s'ils bénéficieront eux aussi de la contribution d'auteurs graphiques de talent, à l'image de Moebius et de Philippe Caza, n'atteindront pourtant jamais le retentissement de La Planète Sauvage.
Le film bénéficie aujourd'hui d'un statut culte. L'univers imaginé par Stefan Wul, auquel la réécriture de René Laloux et Roland Topor donne une nouvelle dimension, acquiert une fois mis en image une puissance évocatrice d'une surprenante actualité. Grâce à cette œuvre, c'est à la fois le cinéma d'animation et la science-fiction qui gagnent en prestige et en considération.
Bibliographie :
- BLIN Fabrice & KAWA-TOPOR Xavier, L'Odyssée de La Planète Sauvage, 2023, Capricci
- COTTE Olivier, 100 ans de cinéma d'animation, 2015, Dunod
Filmographie :
- LALOUX René, Les Dents du singe, 1960
- LALOUX René, Les Temps Morts, 1964
- LALOUX René, Les Escargots, 1966
- LALOUX René, La Planète Sauvage, 1973
- LALOUX René, Les Maîtres du temps, 1982
- LALOUX René, Gandahar, 1987
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