En 1917, Alfred Stieglitz (1864-1946) consacre les deux derniers numéros de Camera Work (1903-1917) à la présentation du travail d’un jeune photographe américain dénommé Paul Strand (1890-1976). D’une grande modernité, les dix-sept clichés publiés dans la revue trimestrielle jettent les bases d’une nouvelle conception de l’image qui rompt totalement avec le style pictorialiste, alors en vogue. À partir de cette date, l’idée d’une photographie « pure », « sans artifices, sans astuces, sans « isme » » commence à émerger, poussant quelques-uns des adeptes du pictorialisme à se détacher d’une esthétique inspirée des modèles picturaux afin d’entrevoir une nouvelle direction pour l’art photographique.
Paul Strand, White Fence, 1916, photogravure, 16,5 cm × 21,5 cm, New York, Museum of Modern Art
© Aperture Foundation Inc., Paul Strand Archive
Au tout début des années 1880, le photographe américain Alfred Stieglitz prend part à la lutte pour la reconnaissance de la photographie comme un art en devenant un fervent partisan du mouvement pictorialiste. Sous cette égide, il réalise de nombreuses images empreintes d’une grande sensibilité, à la gamme tonale riche et variée et qui témoignent d’une approche esthétisante de la réalité.
Pourtant, deux décennies plus tard, l’auteur de Winter, Fifth Avenue – célèbre photographie de 1893 représentant une calèche traversant une rue new-yorkaise enneigée – change radicalement de position. En 1907, il se défait brutalement du bataillon pictorialiste pour plaider la cause d’une photographie « pure » qui consiste à tirer parti des capacités mécaniques inhérentes à l’appareil photographique. Il abandonne alors les expérimentations (coloration, découpage et collage des images) dont raffolent les adeptes du pictorialisme pour devenir le chef de file d'une nouvelle école de pensée, philosophiquement opposée à la première. Au style romantique qui triomphait jusqu'alors succède une esthétique plus violente : la précision du détail attachée au modernisme l'emporte sur les atmosphères diffuses et éthérées, bientôt remplacées par une vision brute de la réalité.
Alfred Stieglitz, Winter, Fifth Avenue, 1893 (tirage de 1905), épreuve photomécanique (héliogravure), 21,7 cm x 15,2 cm, Paris, musée d'Orsay
© via Wikimedia Commons
Pour Stieglitz, la photographie n’a pas besoin d’être manipulée pour atteindre des idéaux picturaux et sortir de son carcan scientifique : elle contient dans le langage visuel technique qui lui est propre un fort potentiel artistique. L’accent est donc mis sur la conception de la prise de vue, déterminante pour obtenir une image dite « pure ». Ansel Adams (1902-1984), l’un des représentants du style, affirme dans les années 1920 que « le photographe visualise sa conception du sujet telle qu’elle est présentée dans le tirage final » et qu’il « parvient [ainsi] à exprimer sa visualisation à travers sa technique – esthétique, intellectuelle et mécanique ».
En 1915, Stieglitz fait paraître dans les pages de la revue 291 un cliché intitulé The Steerage (1907), qui épouse parfaitement les valeurs de la nouvelle conception de la photographie. Cette vue instantanée d’une foule sur l’entrepont d’un bateau devient rapidement le symbole de la prise de position du photographe en faveur d’une esthétique straight : aux sujets allégoriques ou d’inspiration symboliste, Stieglitz préfère le quotidien des classes populaires qu'il saisit sur le vif et dépeint tel quel, avec une grande netteté, rejetant toute manipulation postérieure de l’image.
Alfred Stieglitz, The Steerage, 1907 (tirage de 1911), héliogravure, 19,6 cm x 15,7 cm, Paris, musée d'Orsay
© via Wikimedia Commons
Avant les années 1910, le terme de « photographie pure » avait été employé par le critique d’art américain Sadakichi Hartmann (1867-1944) dans l’essai « A Plea for Straight Photography » (1904). Ce dernier y prônait l’idée d’une pratique libérée de l’influence des beaux-arts, ne cherchant plus à anoblir le rendu en imitant la peinture, la gravure ou le dessin. Le résultat final devait correspondre à l’image que la caméra avait directement prélevée dans la nature. Après The Steerage (1907), il faut attendre 1916 pour que cet argument soit de nouveau visible : la voie favorisant une conception straight de la photographie s’ouvre définitivement dans le milieu artistique de la 291 Gallery tenue par Stieglitz à New York. Ce lieu attentif à l’avant-garde européenne – où sont exposées, entre autres, des œuvres de Pablo Picasso, Paul Cézanne ou encore Francis Picabia – voit l’évolution de deux autres pionniers du genre : Charles Sheeler (1883-1965) et Paul Strand.
Paul Strand, Wall Street, 1915, tirage platine-palladium de 1976-1977, 25,7 cm x 32,2 cm, New York, Whitney Museum of American Art
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Très vite, Paul Strand prend position contre le pictorialisme auquel il s'était rallié au début de sa carrière et est amené à une remise en question radicale. Influencé par les découvertes qu'il a pu faire dans la galerie de Stieglitz et à l’Armory Show en 1913 – notamment la peinture de Georges Braque et de Pablo Picasso, ainsi que l’œuvre sculptée de Constantin Brancusi –, il s’illustre en manifestant à travers ses photographies les potentialités de l’abstraction structurale et celles d'un réalisme passé au prisme de la modernité. Les études publiées dans Camera Work au milieu des années 1910 incarnent l'offensive moderniste à laquelle il prend part et deviennent des icônes. Conçus comme une sorte de manifeste de l'esthétique strandienne, ces clichés montrent une grande attention portée aux objets du quotidien qui, une fois sortis de leur contexte et capturés avec proximité et précision, forcent l'admiration par l'entre-deux qu'ils suscitent, entre trouble et fascination. Strand se distingue également par la radicalité en termes d'agencement et de structuration de l'image dont il fait preuve. De façon quasi systématique, ses images se caractérisent par un espace photographique aplati et un cadrage resserré, savant mélange ayant pour effet de défamiliariser le sujet et créer ainsi une vision intense de la forme pure.
Imogen Cunningham, Magnolia Blossom, vers 1925, tirage gélatino-argentique, 17,1 cm x 21,6 cm, New York, Museum of Modern Art
© 2023 Estate of Imogen Cunningham
Dans les années 1920, outre Stieglitz, Sheeler et Strand, de nouveaux photographes participent à forger le vocabulaire de cette nouvelle tendance. Ils commencent notamment par élargir le répertoire visuel en traitant une large gamme de sujets qui s’étend du portrait au nu, en passant par des paysages urbains vides de personnages et des natures mortes. Entre 1923 et 1925, la photographe américaine Imogen Cunningham (1883-1976) réalise une série d’images de magnolias qui fera date. Avec Magnolia Blossom (vers 1925), elle fait preuve d’une grande maîtrise de l’éclairage et de la perspective : le plan resserré donne à voir chaque détail de l’intérieur de la fleur en même temps qu’il accentue sa dimension abstraite. Même chose chez Edward Weston (1886-1958) qui, en 1927, se lance dans une série de quarante natures mortes représentant des éléments dont il met en valeur les formes sculpturales. Sa plus célèbre photographie reste Pepper No. 30 (1930), cliché d’un légume banal qui invite à la contemplation. L’image, aujourd’hui considérée comme le chef-d’œuvre de la série, fait ressortir les courbes sinueuses de l’objet grâce à un jeu subtil d’ombre et de lumière qui l’apparente à une sculpture. La forme évoque aussi le corps humain et fait ainsi écho aux nus féminins que le photographe signe dans les années 1930, images très souvent abstraites qui ne montrent qu’une partie du corps.
Edward Weston, Pepper No. 30, 1930, tirage gélatino-argentique, 24 cm x 19 cm, New York, Museum of Modern Art
© via Wikimedia Commons
Cette nouvelle direction de la photographie prend de l’ampleur aux États-Unis au moment où onze photographes de la côte ouest décident de se réunir pour organiser une exposition au M.H. de Young Memorial Museum à San Francisco. En 1932, Imogen Cunningham, John Paul Edwards (1884-1968), Sonya Noskowiak (1900-1975), Henry Swift (1891-1962), Willard Van Dyke (1906-1986) et d’autres rejoignent le « Groupe f/64 » fondé par Ansel Adams et Edward Weston. Le collectif tient son nom d’un réglage d’ouverture de l’objectif extrêmement petit qui permet la plus grande netteté ainsi que la plus grande profondeur de champ possibles. Face au besoin de se libérer de la construction pictorialiste omniprésente, ils prônent l’établissement d’une nouvelle vision et incarnent une esthétique moderniste basée sur une mise au point nette, des contrastes élevés et une tonalité riche. Les photographes de San Francisco et sa région recourent à ce qu'ils appellent des « méthodes purement photographiques » et croient en « l’honnêteté innée » de la caméra, utilisée pour « enregistrer la vie, pour rendre la substance même et la quintessence de la chose elle-même » (Edward Weston). En raison de son audace stylistique qui consiste à traiter l’objet ou le corps en termes de forme, de texture et de lumière, le groupe devient au cours des années 1930 un élément central du développement de la photographie moderne en Californie.
Ansel Adams, l’un des photographes les plus influents du collectif, se fait remarquer à de nombreuses reprises pour son travail de composition saisissant. Dans Factory Building, San Francisco (1932), il emploie par exemple un agencement cubiste des murs et des toits qui ne cède jamais à l’abstraction totale, mais fait plutôt ressortir les lignes électriques et la texture de l’acier ondulé sous un fort ensoleillement. Avec cette vue, Adams atteint la perfection nette déjà recherchée par Strand et Weston avant la formation du groupe, ce qui lui vaut en 1936 une exposition personnelle organisée par la figure majeure de la photographie américaine d’avant-garde, Alfred Stieglitz.
Ansel Adams, Factory Building, San Francisco, 1932, tirage gélatino-argentique, 18,1 cm x 23,3 cm, Chicago, Art Institute
© The Ansel Adams Publishing Rights Trust
Alors qu’au début du siècle la meilleure méthode pour prouver la légitimité de la photographie en tant que moyen de création semblait suggérer de s’approprier l’apparence du dessin, de l’estampe ou de la peinture, les partisans de la straight photography se sont intéressés à une esthétique plus franche et donc plus moderne. Proches des milieux artistiques de leur temps, ils ont fait leurs armes au contact des avant-gardes et ont trouvé dans la technicité de l’appareil photographique le moyen d’accorder leurs images aux nouveaux enjeux de la représentation.
Cette approche de la photographie pure continue de définir le langage photographique contemporain tout en étant à l’origine de nombreux mouvements connexes, tels que le reportage documentaire, la photographie de rue, le photojournalisme ou encore la photographie abstraite. Blind Woman (1916), le portrait d’une femme aveugle saisi par l’objectif de Paul Strand a par exemple frappé le photographe Walker Evans (1903-1975). Ce dernier s’en est sans doute souvenu au moment de réaliser sa série de portraits d’anonymes dans le métro (1938-1941) ou d'autres scènes sociales dont est issu le célèbre cliché du visage d’Allie Mae Burroughs (1936).
À gauche : Paul Strand, New York [Blind Woman], 1916 (tirage de 1917), 22,4 cm x 16,7, Los Angeles, J. Paul Getty Museum ; à droite : Walker Evans, Allie Mae Burroughs, Hale County, Alabama, 1936 (tirage des années 1950), 24,3 cm x 19,2 cm, Los Angeles, J. Paul Getty Museum
© Via Wikimedia Commons
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