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L’Œuvre de Zola ou la vie des artistes au XIXème siècle

Par Célia De Saint Riquier


Si tous les écrivains sont propres au siècle dans lequel ils évoluent, peu d’entre eux n’en donnèrent une idée aussi précise que ne le fit Emile Zola. L’auteur, après avoir intégré le milieu ouvrier dans L’Assommoir ou encore celui des grands magasins, dans Au Bonheur des Dames, publie en 1886 L’Œuvre, qui livre alors un véritable portrait de la vie artistique de la seconde moitié du XIXème siècle en pleine ébullition.

Claude Lantier, un personnage aux portraits multiples…

Le rôle de L’Œuvre dans la « fin » de l’amitié entre Zola et Cézanne fit couler beaucoup d’encre. Beaucoup pensent déceler, dans une lettre de Cézanne adressée à Zola, écrite le 4 avril 1886, par suite de la réception de L’Œuvre, un ton anormalement froid envers son ami d’enfance. Il fut d’ailleurs longtemps pensé que cette lettre était la dernière envoyée par le peintre, avant de retrouver en 2013, une lettre datée de 1887, laissant penser aux spécialistes que d’autres existèrent sans parvenir jusqu’à nous. Le roman, selon certains, aurait laissé une amertume à Cézanne à cause de sa ressemblance avec son héros, Claude Lantier. Or ce rapprochement n’est pas si simple.

Zola n’a jamais caché s’être inspiré de Paul Cézanne pour le personnage de Claude Lantier. Dans un de ses nombreux cahiers préparatoires à ses œuvres il écrit :

Ne pas oublier pour ce roman les désespoirs de Paul qui croyait toujours trouver la peinture.

De plus, il est facile de voir de nombreux points communs entre le peintre fictif et réel : son amitié avec l’écrivain Sandoz depuis l’enfance évoquant ainsi sa propre amitié avec Zola, les longues conversations sur les théories de l’art que les deux amis entretiennent.


Edouard Manet (1832-1883), Le déjeuner sur l'herbe, 1863, Huile sur toile, H. 208 ; L. 264,5 cm, Paris, musée d'Orsay

Or lorsqu’on pose la question à Zola, ce n’est pas seulement Cézanne que l’écrivain mentionne :

« Un Manet, ou un Cézanne dramatisé, plus près de Cézanne »

Manet arrive aussi très vite dans la pensée d’un lecteur au moins un peu intéressé par l’art pictural du XIXème siècle. D’abord, le premier tableau évoqué de Claude, Plein Air, rappelle largement dans sa description Le Déjeuner sur l’herbe au moins pour son premier plan. Il expose, dans son roman, le tableau pour la première fois au Salon des refusés en 1863, ce qui fut aussi le cas du chef-d’œuvre de Manet. Zola reprend d’ailleurs les critiques qui furent adressées à Manet lors de sa présentation du Déjeuner sur l’herbe : la différence entre la nudité féminine et les personnages masculins habillés.

Enfin, le prénom du héros, l’élaboration de sa « théorie du plein air » ainsi que sa retraite en province pour peindre sur le motif des vues variées, fait immédiatement penser au peintre Claude Monet que Zola fréquentait de même.

… un héros trop romantique ?

Si les multiples sources d’inspiration de Claude Lantier lui donnent un caractère très réel, les contemporains de Zola, recevant L’Œuvre, furent parfois inquiets par ces rapprochements. Certains critiquèrent même un caractère trop romantique pour être crédible.

Zola entretint pendant quelques années une correspondance avec Claude Monet. Face à la publication du roman, ce dernier lui envoya une lettre, le 5 avril, dans laquelle il lui confie son trouble :

Vous avez pris soin que pas un seul de vos personnages ne ressemble à l'un de nous. Mais malgré cela, j'ai bien peur que dans la presse et le public nos ennemis ne prononcent les noms de Manet, ou tout au moins les nôtres, impressionnistes, pour en faire des ratés, ce qui n'est pas dans votre esprit, je ne peux pas le croire.

Pour Van Gogh, cela est clair, le peintre de L’Œuvre ne peut être que Manet, comme il en témoigne dans une lettre à son frère Théo. Nous savons par ailleurs, que Renoir et Degas n’apprécièrent pas du tout le roman de Zola. Pour Pissarro, le livre est peu crédible car il le juge « bien trop romantique ». Selon lui, jamais un peintre désespéré n’irait jusqu’à se suicider face à son tableau inachevé. Il est en effet aisé de reconnaitre l’esprit romantique du XIXème siècle dans la description de Claude, glissant vers la folie au long du roman, ainsi que dans sa relation avec Christine, prise de jalousie pour son propre corps peint par son mari.

« Les crises se multipliaient, il recommençait à vivre des semaines abominables, se dévorant, éternellement secoué de l'incertitude à l'espérance ; et l'unique soutien, pendant ces heures mauvaises, passées à s'acharner sur l'œuvre rebelle, c'était le rêve consolateur de l'œuvre future, celle où il se satisfera enfin, où ses mains se délieraient pour la création. » (Ch. VIII)

Cependant, cet esprit romantique, s’il fait de Claude un véritable héros tragique, témoigne aussi de l’esprit du temps. Hugo meurt, en effet, un an avant la publication de L’Œuvre.

Zola naturaliste : la situation des artistes


Jean-Léon Gérôme, Pygmalion et Galatée, 1890, Huile sur toile, 88,9 × 68,6 cm, Metropolitan Museum of Art

La vie des artistes au XIXème siècle est loin d’être aisée. Jamais autant d’hommes (et de femmes trop méconnues encore) ne fréquentèrent les académies des beaux-arts. Or, les places sont toujours aussi rares, et la renommée aussi difficile à atteindre. Dans L’Œuvre, sans doute plus encore que dans le personnage de Claude dont l’art reste incompris de ses contemporains, celui de Mahoudeau, ami sculpteur du héros, montre bien ce rare succès condamnant à la misère une énorme majorité d’artistes. S’il est relativement facile de peindre au XIXème siècle, le matériel à obtenir n’étant pas spécialement couteux, faire carrière en tant que sculpteur suppose alors de gros moyens financiers ou un soutien puissant, conditions nécessaires à l’achat de la matière première. Zola aborde ici une réalité crue du monde des sculpteurs, obligés de se soumettre aux goûts académiques des élites pour vivre de leur art. Au Chapitre VIII de L’Œuvre, Mahoudeau dévoile à Claude Lantier son chef-d'œuvre, une Baigneuse debout, tâtant de son pied le bord d’une eau imaginaire. La figure pose ainsi un problème car elle nécessite une superstructure en métal coûteuse permettant de faire tenir effectivement debout sa « bonne femme ». Ne disposant pas de tels moyens, il décide de réaliser une armature en bois. Mais la rudesse de l’hiver pénétrant dans les fissures de son atelier, Claude assiste à la tragédie inévitable, comme une réécriture tragique du mythe de Pygmalion.

‘Nom de Dieu ! Ça casse, elle se fout par terre !’ En dégelant, la terre avait rompu le bois trop faible de l'armature. Il y eut un craquement, on entendit des os se fendre. Et lui, du même geste d'amour dont il s'enfiévrait à la caresser de loin, ouvrit les deux bras, au risque d'être tué sous elle. Une seconde, elle oscilla, puis s'abattit d'un coup, sur la face, coupée aux chevilles, laissant ses pieds collés à la planche. (Ch. VIII)

Zola dépeint la mort d’une femme presque vivante, qui scelle la fin de la carrière du sculpteur, ainsi que de ses espoirs de triompher au Salon.

Le XIXème siècle connait en effet une forte ébullition autour des Salons, évènements soumis à l’acceptation d’un jury permettant aux artistes d’exposer leurs travaux et de se faire reconnaitre plus facilement. Toute la bonne société vient ainsi juger les œuvres exposées, et les amateurs d’art viennent dénicher un talent à prendre sous leur protection. Mais le jury acceptant ou refusant les œuvres proposées, connait une grande remise en cause de la part des artistes. Composé des figures des anciennes générations prônant à tout prix l’académisme, nombreux tableaux sont refusés, donnant ainsi lieu, en 1863 au Salon des refusés, en parallèle du Salon officiel, mis en place par Napoléon III pour pallier les contestations. Emile Zola, grand défenseur de la nouvelle manière de peindre, eut l’occasion d’aller voir ce salon et en fait d'ailleurs, dans L’Œuvre, une restitution très crédible. Il met en avant la violence des critiques face aux nouveaux peintres (que connurent largement les futurs impressionnistes) et la cruauté de la société qui ne comprend pas encore l’évolution de la peinture en marche à travers la réception du tableau du héros intitulé Plein Air.

« Mais Claude, resté en arrière, entendait toujours monter les rires, une clameur grandissante, le roulement d'une marée qui allait battre son plein. (…) C'était de son tableau qu'on riait. (…) Le bruit de ce tableau si drôle devait se répandre, on se ruait des quatre coins du Salon, des bandes arrivaient, se poussaient, voulaient en être. ‘Où donc ? - Là-bas ! - Oh ! cette farce !’ Et les mots d'esprit pleuvaient plus drus qu'ailleurs, c'était le sujet surtout qui fouettait la gaieté : on ne comprenait pas, on trouvait ça insensé, d'une cocasserie à se rendre malade. » (Ch. V)

La modification de la pensée artistique

La puissance du roman de Zola se retrouve aussi dans le témoignage d’une époque artistique en plein changement. Il met en exergue la critique montante de l’académisme, par les nouvelles générations de peintres qui créèrent plus tard divers mouvements remettant en cause une idée unique de l’art. Fagerolles raconte ainsi une de ses leçons à l’Ecole des beaux-arts :

« Oui, mon vieux, à l'École, ils corrigent le modèle... L'autre jour, Mazel s'approche et me dit : "Les deux cuisses ne sont pas d'aplomb." Alors, je lui dis : "Voyez, monsieur, elle les a comme ça." C'était la petite Flore Beauchamp, vous savez. Et il me dit, furieux : "Si elle les a comme ça, elle a tort." »

Zola a participé à cette bataille qui fit rage entre anciens et modernes. Il raconte avoir lui-même accompagné ses amis peintres aux Salons pour en reprocher sa linéarité. Dans L’Œuvre, un passage évoque largement ses souvenirs : pour se rendre au Salon des refusés pour voir le tableau de Claude, ce dernier et Sandoz (double de Zola) se trouvent obligés de traverser le Salon officiel :

« Quand ils furent entrés, Claude […] regarda, à droite et à gauche, les deux escaliers monumentaux, et il demanda avec mépris : ‘Dis donc, est-ce que nous allons traverser leur saleté de Salon ?

- Ah ! non, fichtre ! répondit Sandoz. Filons par le jardin. Il y a, là-bas, l'escalier de l'Ouest qui mène aux Refusés.’

Et ils passèrent dédaigneusement entre les petites tables des vendeuses de catalogues. (…) Claude et Sandoz affectèrent de marcher vite, sans un coup d'œil autour d'eux. Un bronze raide et noble, la Minerve d'un membre de l'Institut, les avait exaspérés dès la porte. » (Ch.V)


Claude MONET, Impression soleil levant, 1872, exposition impressionniste de 1874, huile sur toile, 48 x 63 cm, Paris, musée Marmottan

En parallèle de la critique de l’académisme se développe, au XIXème siècle, des nouvelles théories sur la peinture annonçant l’éclosion du mouvement impressionniste en 1874. Les peintres se mettent à peindre en plein air et font de la lumière l’élément principal de leurs études. Claude Lantier, au second chapitre de L’Œuvre, apparait presque comme le théoricien de la peinture de plein air, confiant à son ami Sandoz ses aspirations.

Maintenant, il faut autre chose... Ah ! quoi ? je ne sais pas au juste ! (...) Mais ce que je sens, c'est que le grand décor romantique de Delacroix craque et s'effondre ; et c'est encore que la peinture noire de Courbet empoisonne déjà le renfermé, le moisi de l'atelier où le soleil n'entre jamais... Comprends-tu, il faut peut-être le soleil, il faut le plein air, une peinture claire et jeune, les choses et les êtres tels qu'ils se comportent dans de la vraie lumière, enfin je ne puis pas dire, moi ! notre peinture à nous, la peinture que nos yeux d'aujourd'hui doivent faire et regarder. (Ch. II)

Edouard Manet (1832-1883), Emile Zola, 1868, Huile sur toile, H. 146,5 ; L. 114 cm, Paris, musée d'Orsay

L’Œuvre illustre donc bien une époque artistique en transition. Les artistes sont marqués par un esprit romantique qui les aide à révolutionner la peinture. Si les peintres contemporains de Zola reçurent de manière souvent ambiguë le roman, c’est peut-être que le romancier – dans sa démarche naturaliste – annonça un échec de cette nouvelle peinture, tandis que les années qui suivirent lui prouvèrent tort. D'ailleurs, Zola ne voyait lui-même pas au-delà de la touche impressionniste. Il eu beaucoup de mal à accepter les mouvements artistiques qui suivirent. Ainsi, le 2 mai 1896, il publie un long article dans le Figaro, dans lequel il écrit :

« Je m'éveille et je frémis. Eh quoi ! vraiment, c'est pour ça que je me suis battu ? C'est pour cette peinture claire, pour ces taches, pour ces reflets, pour cette décomposition de la lumière ? Seigneur ! étais-je fou ? Mais c'est très laid, cela me fait horreur ! »

Cet extrait témoigne bien du paradoxe de l’écrivain : à trop vouloir s’imprégner de son époque, on finit par ne pas voir lorsque son temps est passé.

 

Bibliographie :

- Emile Zola, L’Œuvre, 1886

- Emile Zola, “Peinture” dans Ecrits sur l’art, « Tel », Gallimard

- Cézanne, les maitres et Zola, le 22/07/2020, avec Alain Tapié, Dominique Dupuis-Labbé, Alain Pagès.

- Cézanne et Zola : histoire d’une incompréhension, le 8 décembre à 18h30 avec Alain Madeleine-Perdrillat, Institut national d’histoire de l’art.


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