Les Jeux Olympiques de Paris 2024 viennent tout juste de s’ouvrir vendredi dernier. Les (trop ?) nombreuses expositions proposées par les musées dans le cadre de l’olympiade culturelle furent l’occasion de rappeler combien l’art et le sport sont liés. Exalter l’effort physique, le mérite de l’athlète, le dépassement de soi étaient autant de notions olympiques que les arts permettaient aussi de magnifier. Pour autant, n’allons pas croire que la peinture, la sculpture, la littérature ou la musique ne furent fatalement destinées qu’à se mettre au service du sport. La réciproque est aussi vraie, comme Robert Delaunay le prouve sur sa toile intitulée l’Equipe de Cardiff, réalisée en 1912-1913.
Alors que la grande catastrophe de la Première Guerre mondiale n’est pas encore à l’ordre du jour, l’Europe de la Belle Epoque connaît un véritable renouveau artistique. En France, c’est le mouvement cubiste qui s’impose parmi les avant-gardes depuis 1905. La déstructuration de la forme, l’usage de collages sur les toiles ou l’emploi de contrastes de couleurs vives sont les principales caractéristiques de ce mouvement initié par Georges Braque et Pablo Picasso. D’autres artistes, séduits par la démarche cubiste, se constituent en un groupe appelé la Section d’Or. Ceux-ci se réunissent à Puteaux dans la propriété des frères Duchamp-Villon où règne une certaine émulation. Soutenu par Guillaume Apollinaire, le « groupe de Puteaux », comme il est aussi appelé, voit se fréquenter des personnalités telles que Fernand Léger, Jean Metzinger, Francis Picabia ou Roger de La Fresnaye. Robert Delaunay fait lui aussi parti de la fête.
En tant qu’avant-garde, le cubisme se retrouve sous le feu des critiques provenant à la fois de l’académisme, toujours bien présent au début du XXe siècle, et du monde politique conservateur. Face à l’hostilité d’une partie de l’opinion, les cubistes cherchent à s’affirmer. Aidés par Apollinaire qui se charge dès 1912 de se faire leur porte-parole littéraire en publiant un journal consacré à leur mouvement, plusieurs artistes réalisent des œuvres pouvant être considérées comme une sorte de manifeste. L’Equipe de Cardiff peinte dans les mêmes années en est un cas tout à fait représentatif, au point de prendre un air d’affiche publicitaire…
Delaunay est, comme ses camarades, un artiste revendiquant l’héritage des impressionnistes et des fauves de la fin du XIXe siècle. A ce titre, ils explorent de nouvelles théories stylistiques, approfondissant encore davantage le triomphe de la couleur sur la forme. En outre, représenter la modernité du temps est aussi un élément important du travail de Delaunay. Sa peinture présente donc une composition tout à fait contemporaine avec, au premier plan, des joueurs de rugby. Au second plan, comme pour réaliser une rupture entre la terre et le ciel, se trouvent des pancartes publicitaires aux couleurs criardes : l’une d’elles indique le mot « Astra » en lettres rouges sur un fond jaune. Sur la droite, un autre panneau est en fait le nom du peintre en guise de signature. En sous-titre sont inscrits les noms de deux villes : New-York et Paris. Enfin, dans la partie haute de la composition se retrouvent trois autres éléments : à droite, une ombre grise de forme pyramidale évoque sans conteste la silhouette de la célèbre Tour Eiffel. A son exact opposé, Delaunay a représenté un biplan, l’un de ces premiers avions dont les vols font alors la une des journaux. Entre les deux, un demi-cercle rouge évoquant lui aussi une structure métallique est interprétée comme la moitié d’une grande roue. L’ensemble est résolument moderne car chacun des éléments représentés sur cette peinture est représentatif de constructions et d’inventions de la vie contemporaine. Tant dans son style que dans son iconographie, le tableau de Delaunay est résolument novateur.
L’ensemble représenté n’est pas sans évoquer la photographie. Le cadrage laissant volontairement sortir de l’image les panneaux publicitaires fait penser à un plan photographique. De plus, la scène semble prise sur le fait avec le joueur central, suspendu en l’air pour attraper la balle au vol. Pour autant, contrairement à une photographie qui rend statique un mouvement, la composition de Delaunay semble bien dynamique, notamment grâce aux forme géométriques disloquées et aux jeux de couleurs restituant un semblant de rythme.
La représentation du sport n’est en revanche pas forcément invoquée ici comme étant le sujet principal. Elle est davantage une partie d’un discours porté par l’artiste. A l’image de la Tour Eiffel qui fut l’objet d’un scandale dès sa création pour l’Exposition Universelle de 1889, elle est un symbole d’abord le symbole du progrès. De même que la célèbre Tour était le triomphe de la structure métallique moderne sur l’antique construction en pierre, l’évocation de la pratique sportive est gage de progrès puisque celle-ci se démocratise en ce début de siècle. Faire du sport est en effet promu depuis le milieu du XIXe siècle par les théories hygiénistes comme une façon de rester en bonne santé et de cultiver son corps. Le rétablissement des Jeux Olympiques en 1896 par Pierre de Coubertin fait également émerger le concept de compétition sportive transformant les rencontres en véritables événements suivis par le grand public et relatés dans la presse.
Autre marqueur de progrès technique présent sur la toile : l’avion représenté dans le ciel rappelant que le début du XXe siècle est aussi celui de la conquête du ciel. Depuis les premiers vols effectués près du Mans par les frères Wright, de nombreux défis sont relevés par les pionniers de l’aviation. Le 25 juillet 1909, le Français Louis Blériot est ainsi le premier à rallier la France à la Grande-Bretagne en traversant la Manche par les airs. Un événement majeur de l’histoire qui marque le début des progrès de l’aéronautique. Sans doute fasciné par l’événement survenu quelques années plus tôt, il n’y a donc rien d’étonnant à retrouver un avion, nouvelle invention, sous le pinceau de l’artiste.
Plus intéressant encore est la présence de la publicité dans l’œuvre. Là encore, le phénomène est relativement nouveau dans les sociétés occidentales où la Révolution industrielle bouleverse les modes de vie. Déjà en 1897, le peintre Paul-Emmanuel Legrand soulignait la multiplication des images par l’impression industrielle d’estampes dans son tableau intitulé Devant « Le Rêve ». Cette profusion des images artistiques préfigurait l’emploi massif de l’image dans le cadre de campagnes commerciales. En France, les années 1910 sont donc le théâtre d’un débat remettant en cause la place de plus en plus envahissante prise par la publicité dans l’espace public. Le sénateur Henry Béranger qui figure parmi les plus grands opposants aux affiches publicitaires considère qu’elles représentent un danger par leur prolifération. Celui-ci fait donc voter une loi relative à « l’interdiction de l’affichage sur les monuments ayant un caractère artistique ». Ce texte vient compléter celui du 29 juillet 1881 légiférant sur l’affichage public. L’idée transparaissant derrière cette nouvelle législation est donc que l’image commerciale est avant tout une dégradation visuelle, qui viendrait même dénaturer le patrimoine. Un avis que Delaunay ne semble pas partager puisqu’il inclue délibérément la pancarte publicitaire dans son œuvre comme un élément du paysage urbain vecteur de modernité qu’il parvient à esthétiser. Au-delà même de ces éléments, notons que l’ensemble de sa composition peut tout à fait se regarder comme un projet d’affiche publicitaire annonçant un événement public sportif ou une manifestation artistique. Elle ne diffère ainsi pas beaucoup des affiches de grands événements sportifs ou culturels de l’époque.
Par l’alliance du style cubiste et d’une iconographie exclusivement moderne et contemporaine de l’auteur, Delaunay a fait le choix de réaliser une œuvre sonnant comme un manifeste de son art et du style cubiste. L’usage des couleurs, les formes géométriques qui mettent en avant le dynamisme dans l’œuvre et le triomphe du progrès sont des caractéristiques communes à de nombreux artistes de la Section d’Or. Bientôt la guerre fera porter aux artistes un regard nouveau sur la machine et le progrès industriel, sources de mort, rendant réelles les scènes les plus surréalistes. Le conflit renforcera l’envie des artistes de poursuivre leurs expérimentations vers l’abstraction. Sous ses airs d’affiche commerciale, l’Equipe de Cardiff est donc en réalité bien plus que cela, elle est l’un des premiers chefs-d’œuvre de l’art moderne occidental.
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