Observé par Matisse, précurseur de Cézanne, Jean-Siméon Chardin n'a pas marqué que son époque. Admiré par ses successeurs autant que par ses contemporains, maître incontesté de la nature morte, Chardin fait partie de ces peintres qui bousculent sans même y penser la hiérarchie des genres définie par André Félibien et qui structure l'Académie royale de peinture et de sculpture. Le Salon de 1728 est le théâtre de l'un des succès les plus retentissants de l'artiste : son admission à l'Académie, préambule à l'ambivalente admiration portée à ses natures mortes.
Jean-Siméon Chardin est né le 2 novembre 1699 rue Princesse, à Paris. Son père est artisan menuisier, et réalise des billards pour le roi. Chardin est parfois présenté comme un autodidacte, mais sa formation est surtout méconnue. Il travaille un temps pour le peintre d'histoire Pierre-Jacques Cazes et assiste Noël-Nicolas Coypel. Selon les frères Goncourt, c'est en peignant un fusil pour le compte de ce dernier que Chardin se serait découvert une passion pour la nature morte. S'il fréquente avec assiduité les cours libres de l'Académie royale de peinture et de sculpture, il est reçu en tant que maître à l'Académie de Saint Luc en 1724, sûrement sous l'influence de son père. Avant le Salon Carré, c'est au Salon de la jeunesse place Dauphine qu'il rencontre ses premiers succès critiques. Peintre résolument parisien, il voyage peu et ne se rend jamais à Rome, ce qui est sinon unique au moins singulier pour un artiste des deux premiers tiers du XVIIIe.
Jean-Siméon Chardin se voit rapidement dire qu'il pourrait entrer à l'Académie royale de peinture et de sculpture. Séduit par cette perspective, l'artiste participe dès lors au Salon de 1728, où il présente une douzaine de peintures. Pour espérer devenir académicien, il fallait généralement être remarqué par le jury en présentant un "morceau d'agrément", puis achever de le convaincre dans un délai de trois ans par le biais d'un "morceau de réception". Peintre hors normes, Jean Siméon Chardin s'écarte quelques peu de ce schéma. L'artiste se serait tenu au moment de présenter ses œuvres dans une pièce adjacente, pour jauger sans être vu de l'effet de ses tableaux sur le jury. Lorsqu'il rencontre ensuite Nicolas de Largillière, ce dernier ne tarît pas d'éloges au sujet des œuvres qu'il vient d'observer, persuadé qu'elles sont le fruit du travail d'un maître coloriste flamand. Chardin lui révèle alors en être l'auteur, et est agréé sur le champ. Lorsque arrive Louis de Boullogne, premier peintre du roi depuis 1725, Chardin lui fait remarquer qu'il présente plusieurs tableaux dont l'Académie peut disposer, et qu'il n'est pas nécessaire d'attendre pour le recevoir. Son audace plaît à Boullogne le Jeune, ce qui vaut à Chardin d'être reçu le jour même de son agrément grâce à deux œuvres : Le Buffet et la Raie.
Cette dernière est un tableau de 1 mètre 14 de haut pour 1 mètre 46 de large. A l'échelle des natures mortes, elle est immense. Sur un fond brun et nu se détache cette figure centrale, odorante et palpable, abondamment décrite par Proust. La peau luisante de la raie éventrée contraste avec la rougeur de ses chairs à vif, qui fascinent autant qu'elles répugnent le spectateur de l'époque. Suspendue à un crochet, elle rappelle une crucifixion. Le tableau est en cela comparable au Bœuf écorché, de Rembrandt. Inspiré par la peinture flamande du XVIIe, Chardin rehausse sa palette terne avec quelques touches de blanc et travaille les textures. Autour de la raie sont disposés d'une part les prémisses d'un repas marin, de l'autre des ustensiles de cuisine disparates, prétextes à de subtils reflets. Chardin observe le réel avec acuité, mais ordonne lui-même au préalable les éléments qu'il peint, dépassant par ce biais une critique régulièrement adressée à la nature morte, considérée comme une peinture qui, ne reposant que sur l'observation, mériterait moins de louanges que les autres genres. Ses œuvres attestent parfois de compositions similaires ou d'objets identiques : Jean-Siméon Chardin construit l'image en amont et peint ce qu'il voit sans négliger le travail de la touche. En résulte une scène intime dont le silence apparent est troublé par l'effondrement du plateau d'huitres sous les pattes d'un chat effrayé. Au sommet de la composition pyramidale et par paréidolie, la raie semble poser sur le spectateur un regard vide, mis en valeur par le dépouillement de l'arrière plan.
Un deuxième tableau permet la réception de Jean-Siméon Chardin au Salon de 1728 : Le Buffet. Au travers de ce chien s'apprêtant à se jeter au cou d'un perroquet, détruisant du même coup une complexe élévation fruitière, le tableau pourrait être un appel à la tempérance. La composition est marquée par la diagonale tracée par le regard des deux animaux. La manière du peintre se retrouve tant dans le fond brun que le traitement des reflets. Le succès critique de Chardin s'étend sur toute la durée du XVIIIe, ses commentateurs trouvant chez lui une approche sans précédent, qui dépasse les limites du genre de la nature morte selon les abbés Le Blanc et Gougenot, là où Diderot lui trouve la capacité de "sauver par le talent le dégoût de certaines natures". Une série de trois articles est consacrée sur Coupe-File Art à la dense question de la critique d'art au XVIIIe siècle. Chardin, sans jamais remettre en cause la hiérarchie des genres, tend à s'approcher des idéaux de la peinture d'histoire tout en se cantonnant à la sphère moins prestigieuse de la nature morte. Sans abandonner cette dernière, il entame vers 1733 une importante production de peintures de genre. Peintre de la répétition, parfois critiqué sur son rythme de production relativement lent, il est nommé tapissier du Salon en 1755, puis de 1761 à 1773. Cela signifie qu'il décidait de la disposition des tableaux selon ses préférences, reléguant les artistes qu'il jugeait de moindre importance aux hauteurs du Salon Carré, là où ils seraient difficilement visibles. Il apparaît dès lors que Chardin fait partie des artistes les plus influents du XVIIIe, au travers de ses œuvres et du prisme de son goût.
Jean-Siméon Chardin a inspiré des générations de peintres en appuyant avec virtuosité la primauté du traitement sur le sujet. Ces considérations ont notamment été fondamentales pour des artistes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Les natures mortes de Paul Cézanne témoignent d'une réelle influence de la peinture de Chardin. Au moment où Henri Matisse reproduit La Raie dans les couloirs du Louvre, étudiant particulièrement la technique de l'artiste, il est également inspiré par les recherches de Cézanne, travaillant volumes et couleurs à la lumière des recherches picturales du peintre d'Aix-en-Provence. Les mots de Diderot en 1769 résument l'imperceptible morcellement que Chardin imposât à la hiérarchie des genres : "ce n'est pas un peintre d'histoire, mais c'est un grand homme."
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