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Hokusai, traité d'impermanence : Trente-Six Vues du Mont Fuji


Shunrô, Sôri, Taito, Litsu, plus d'une centaine d'appellations désignent celui que l'on connait en Occident sous le seul nom d'Hokusai. Principale source du japonisme européen, l'artiste révolutionne l'art du paysage et s'impose parmi les plus virtuoses représentants du style ukiyo-e. Inspiré, acharné, le "vieillard fou de dessin" réalise vers 1830 la série d'estampes Trente-Six Vues du mont Fuji. Si La Grande Vague de Kanagawa en constitue le fragment le plus célèbre, le recueil décline pourtant une importante variété de sujets, constituant un réseau d'images complexe, invitant au voyage et à la contemplation, toujours à portée de vue du mont Fuji.

La Grande Vague de Kanagawa, 1830-1831, Katsushika Hokusai

Ukiyo, en japonais, rappelle le concept bouddhique d'impermanence. Il peut se traduire : "monde flottant, éphémère". Il renvoie par conséquent au monde présent dont les bouddhistes souhaitent se libérer. Le mot trouve cependant au fil du XVIIe siècle une résonnance particulière avec une certaine littérature. L'auteur Asai Ryoi publie en 1661 les Contes du monde flottant (ukiyo monogatari) et développe dans sa préface un sens nouveau au mot ukiyo. Quittant le domaine religieux, le terme désigne chez lui le mode de vie contemporain, et devient un appel à jouir de l'instant. Son influence est majeure : l'ère Genroku (1688-1704) voit proliférer des romans décrivant la vie quotidienne et les amours des citadins : ce sont les ukiyozôshi. La dimension picturale du mouvement, l'ukiyo-e, s'exprime particulièrement au travers de la gravure. Technique populaire et abordable, l'estampe est alors le biais privilégié du développement de cette esthétique nouvelle, mettant en avant le quotidien, l'instantané et l'éphémère.

Autoportrait, vers 1843, Katsushika Hokusai

Katsushika Hokusai, né à Edo (ancien nom de Tokyo) vers 1760, manifeste très jeune un goût marqué pour les arts et un talent précoce. Il est apprenti dans un atelier de xylographie dès ses treize ans, y apprenant les subtilités de la sculpture sur bois. Il entre à dix-huit ans dans l'atelier de Katsuwaka Shunshô, un peintre influent du mouvement ukiyo-e. Hokusai se forme chez lui au portrait d'acteur. Par la suite, il expérimente plusieurs styles, montrant notamment un intérêt de plus en plus marqué pour les arts occidentaux dont des fragments lui parviennent par l'intermédiaire du comptoir commercial néerlandais de l'île de Dejima, dans la baie de Nagasaki. Il est également possible qu'il ait suivi un temps l'enseignement du peintre de style occidentalisant Shiba Kôkan, figure importante du mouvement du rangaku ("études néerlandaises"). Hokusai s'affirme en tant que peintre paysagiste. Reconnu et admiré, il publie à partir de 1812 de nombreux manuels de dessin, parmi lesquels se trouvent les célèbres mangwa. Dans ces derniers, il met en avant l'étude de la forme géométrique, exemples à l'appui.

"Moi, Hokusai, j'ai pris une règle et un compas, et c'est avec cela que j'ai dessiné toutes les choses afin d'en déterminer la forme [...]" Manière de dessiner à l'aide d'un compas et d'une règle, Hokusai.
Extrait de manière de dessiner à l'aide d'un compas et d'une règle, Katsushika Hokusai

C'est entre 1831 et 1833 que paraissent les éditions successives des Trente-Six Vues du mont Fuji. Publiées par Nishimuraya Yohachi, elles s'imposent très vite parmi les chefs-d'œuvre du style ukiyo-e. Leur élément central, le mont Fuji, y est décliné depuis plusieurs points de vue, à plusieurs périodes de l'année et selon des conditions météorologiques variables. Comme plus tard les impressionnistes européens, Hokusai est sensible aux variations chromatiques du paysage. A une époque où le Japon est replié sur lui-même depuis 1638, les paysages de l'archipel invitent au voyage et à la découverte. L'estampe étant un art collectif, les dessins réalisés au pinceau sur une feuille translucide par Hokusai constituent la base de travail du graveur. Dans le cas des Trente-Six Vues du mont Fuji, c'est Nishimuraya Yohachi lui-même qui se charge de sculpter le bois à partir des modèles du peintre.

12e vue, 1830-1831, Katsushika Hokusai

La série compte quarante-six estampes, l'éditeur ravi en ayant commandé dix de plus une fois les trente-six premières livrées. Ouvrant le recueil, La Grande Vague de Kanagawa dépeint une vague majestueuse et menaçante, s'apprêtant à s'abattre sur trois frêles esquifs de pécheurs. Le mont Fuji, à l'arrière plan, figure l'immuable au milieu du transitoire, témoin silencieux de la fragilité des vies humaines. Dans Le Fuji par temps clair, Hokusai se passe de perspective et de personnages, capturant le moment où, à l'automne, le soleil levant colore le mont Fuji d'un rouge délicat. Les premières impressions de cette estampe, plus proches de la vision d'Hokusai, ne ressemblaient pas à l'image ci-dessous, possédant un ciel plus inégalement coloré et une montagne plus rose que rouge. Perfectionniste et connaisseur, l'auteur n'hésitait pas à fournir à ses éditeurs des instructions très précises sur les tons qu'il voulait obtenir, et sur les méthodes que l'ouvrier devait appliquer pour y parvenir.

Le Fuji par temps clair (ou le Fuji rouge), 1830-1831, Katsushika Hokusai
15e vue, vers 1830, Katsushika Hokusai

L'art de l'estampe du deuxième quart du XIXe siècle est marqué par l'usage du bleu de Prusse, importé par les marchands néerlandais à partir de 1815 et qui atteint Edo vers 1829. Le pigment résiste particulièrement bien à l'épreuve du temps comparé à l'indigo japonais, et permet une représentation renouvelée de la mer et du ciel. L'estampe Kajikazawa dans la province de Kai (15e vue) montre bien ce double usage du bleu de Prusse. Deux pêcheurs sont affairés à récupérer leurs prises, celui debout semblant même lutter avec les flots bouillonnants. A l'arrière plan, tout juste esquissé, le mont Fuji se confond presque avec le ciel. Les Trente-Six Vues du mont Fuji s'attachent à dépeindre des humains à la fois liés à la nature et figés en plein mouvement, ce qui s'inscrit parfaitement dans le style ukiyo-e. Ce dernier entame par ailleurs un lent déclin au début du XIXe siècle, les estampes devenant de plus en plus bon marché, jusqu'à sa quasi-disparition au cours de l'ère Meiji (1868-1912).

29e vue, vers 1830, Katsushika Hokusai

L'estampe Voyageurs admirant le mont Fuji d'une maison de thé à Yoshida sur la route du Tôkaidô (29e vue), démontre au travers de sa représentation architecturale que la perspective occidentale est parfaitement maîtrisée par Hokusai. L'édifice, sobrement appelé "maison de thé où on voit le mont Fuji" (Fujimi chaya) accueille des voyageurs qui s'y reposent. Différentes classes sociales cohabitent, allant des deux clientes aisées qui observent la vue aux porteurs épuisés, l'un d'entre eux battant énergiquement sa sandale pour l'assouplir. Ils parcourent le Tôkaidô, qui relie Edo à Kyoto, constituant l'une des artères les plus fréquentées du Japon. Représentant un voyage de cinq cents kilomètres, la plus célèbre des cinq routes du shogunat Tokugawa est ponctuée de cinquante-trois relais. Hiroshige, contemporain d'Hokusai, a consacré à ces derniers une série de vues. Le Tôkaidô et ses voyageurs sont souvent représentés par Hokusai, comme dans l'estampe Le mont Fuji vu à travers les pins de Hodogaya sur la route du Tôkaidô, où un voyageur à cheval croise un moine mendiant et des porteurs accablés par la chaleur.

Le mont Fuji vu à travers les pins de Hodogaya sur la route du Tôkaidô, vers 1830, Katsushika Hokusai

La fin de la vie du maître japonais de l'estampe fut marquée par une grande pauvreté. Des famines et des soulèvements populaires à répétition martèlent à partir de 1833 un shogunat finissant. Hokusai s'astreint cependant à continuer à peindre et dessiner. Lorsque son atelier prend feu en 1839, il ne sauve que ses pinceaux, abandonnant ses œuvres à la voracité des flammes. L'artiste se serait éteint en 1849, laissant derrière lui plus de trente-mille dessins. Ses estampes voyagent jusqu'en Occident, généralement utilisées en tant que papier d'emballage, et fascinent des artistes comme Sisley, Van Gogh, Gauguin ou encore Monet.

21e vue, vers 1830, Katsushika Hokusai

Au delà des qualités plastiques évidentes des Trente-Six Vues du mont Fuji, ce sont également leurs sujets qui donnent leur valeur aux estampes d'Hokusai. Elles capturent sur le vif une société sur le point de vivre des changements majeurs. La signature des traités inégaux en 1858 engendre la dernière crise de l'ère Edo en forçant l'ouverture du Japon au reste du monde, ce qui aboutit à une restauration de l'empire en 1868. L'œuvre d'Hokusai, figeant l'éphémère, témoigne avec malice et sensibilité d'un fragment du monde flottant : le Japon avant la restauration de Meiji.

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