C'est dans une demeure ordinaire du centre-ville d'Argentan, sous-préfecture de l'Orne, en Normandie, que le 4 février 1881 Fernand Léger vit le jour. Les témoins de cette naissance, au 6 rue de l'Hôtel de ville ne savaient pas encore qu'ils étaient en présence d'un futur peintre de renommée mondiale. Celui-ci fût en effet, quelques années plus tard, un représentant du cubisme mais aussi l'un des artisans de la révolution des conceptions artistiques du temps. Avec l'avant-garde de l'époque, il donne ainsi naissance au concept d'art moderne. C'est au côté des plus grands et avec le soutien d'hommes comme Guillaume Apollinaire et les frères Duchamp qu'il acquiert ses premiers succès, ceux qui contribuèrent à sa réputation de par le monde. Auprès d'eux et auprès de la société en général dont il s'inspire, il développe sa peinture autour de ses thèmes de prédilection : le contraste et la modernité. Cela fait de lui, encore aujourd'hui, un artiste reconnu. Coupe-file Art vous propose cette semaine d'explorer sa vie et tout un pan du mouvement cubiste, qui l'influença un temps.
L'art, la peinture et le dessin étaient comme une seconde nature pour l'élève Léger. C'était pour ainsi dire sa matière principale au collège Mézeray à Argentan où il étudie jusqu'à la fin de son adolescence. Mauvais étudiant, il n'est pas particulièrement apprécié de l'institution mais il amuse beaucoup ses camarades par d'excellentes caricatures de ses professeurs. L'art est déjà une composante importante de sa vie, il a de longues discussions à ce sujet avec son ami d'enfance André Mare, qui fréquente le même établissement. Vers 1900, les deux hommes montent à Paris, y installent leur atelier et prennent des cours à l'Académie Julian et à l’École des arts décoratifs.
C'est ensemble qu'ils découvrent leur manière d'aborder l'art et de le créer. Léger fait alors la connaissance du monde artistique parisien. Après une première exposition au Salon d'automne en 1907, il rencontre Marc Chagall et Blaise Cendrars en 1909. De fil en aiguille, il fait connaissance avec de nombreux artistes et avec les membres du mouvement cubiste Albert Gleizes et Jean Metzinger qui l'inspirent. Le jeune Fernand était alors très imprégné dans son style par la peinture de Cézanne. Lorsqu'il en prend conscience, et par l'influence des milieux qu'il fréquente, il décide de s'en éloigner. Peu à peu il développe une nouvelle manière plus personnelle de peindre. Il s'interroge sur les notions d'abstraction et de mimétisme dans la peinture. C'est ainsi qu'il développe l'idée de « réalisme pictural » qu'il exprime notamment lors d'une conférence à l'Académie d'art Vassiliev le 5 mai 1913 : « La valeur réaliste d'une œuvre est parfaitement indépendante de toute qualité imitative […] Le réalisme pictural est l'ordonnance simultanée des trois grandes qualités plastiques : les Lignes, les Formes et les Couleurs ». La figuration en tant que telle n'est donc pour lui pas nécessaire et le sujet sur la toile n'est finalement qu'un prétexte à ce qui fait l'essence de sa peinture.
Entre 1912 et 1914, Léger produit une quarantaine d’œuvres, une série connue sous le nom des Contrastes de formes, où il exprime l'idée du mouvement en opposant simultanément les volumes, les lignes et les couleurs. Le contraste prend dès ce moment de l'importance dans son travail, car c'est ce qui lui permet de mettre en évidence son « réalisme pictural ». Dans ses toiles il garde des sujets biens réels tels que des portraits de femmes ou des représentations d'escaliers mais dont l'aspect figuratif n'est plus prioritaire. Simultanément à ses réflexions personnelles, il se greffe avec son ami d'enfance à un groupe d'artistes d'avant-garde : la Section d'Or.
Cette dernière, que l'on nomme aussi le groupe de Puteaux doit son nom à Jacques Villon, frère de Marcel Duchamp. Le nom du groupe illustre directement sa réflexion artistique : il s'agit de repenser la manière de concevoir la perspective telle qu'elle a été menée jusqu'à présent dans l'art. Les membres du groupe cherchent à redéfinir les dimensions dans l'espace pictural à partir du principe de la « Divine proportion ou Section d'or », calculée à l'aide du nombre d'or. Ils se définissent comme cubistes, mais réfléchissent parallèlement aux idées déjà établies par les deux peintres initiateurs du mouvement que sont Georges Braque et Pablo Picasso.
Leur « différence » est leur approche théorique du mouvement : chez Picasso et Braque, la création des œuvres est avant tout une affaire d'intuition. A l'inverse, le groupe de Puteaux adopte un principe mathématique méthodique qui doit régir à la création de l’œuvre en procédant à une réduction cubiste et en deux dimensions de la réalité sur la toile. Leur groupe est soutenu par Guillaume Apollinaire qui travaille à l'écriture de manifestes et à leur médiatisation. Lors des soirées où se retrouvent les membres de la Section d'Or, Léger et Mare peuvent rencontrer de nombreux artistes tels que Robert Delaunay, František Kupka ou Francis Picabia. Ils montent une exposition dès 1912 en créant eux-mêmes le Salon de la Section d'Or, mais la presse leur réserve un très mauvais accueil. Ils trouvent cependant un écho à l'international, lors de leur présence à l'Armory Show, la première exposition internationale d'art moderne aux États-Unis, qui se tint en 1913.
Les activités du groupe s'arrêtent brutalement par l'irruption de la Première Guerre mondiale. Fernand Léger est mobilisé dès le début du conflit ainsi que son ami. Tous deux emportent du matériel de dessin et des carnets. Léger peint à l'aquarelle dans les tranchées et entretient une correspondance avec André Mare, qui parvient à se faire engager dans la section des artistes chargés d'élaborer le camouflage. Il tente d'intégrer cette section à son tour mais l’État-Major lui refuse son transfert, à son grand regret. En 1917, il est blessé et hospitalisé à Paris puis à Villepinte. Il est finalement réformé en 1918, ce qui va lui permettre de reprendre une activité artistique plus intense.
Ses années de guerre le marquent profondément mais d'une façon plus inattendue sans doute que d'autres artistes ayant participé à ce cataclysme. Il raconte a posteriori que le conflit lui a fait prendre conscience de la diversité des hommes. Contrairement à beaucoup, il explique que la guerre ne lui a pas fait perdre foi en ses semblables car il les a vu s'adapter
aux situations particulières qu'impliquaient les événements d'alors. Pour lui, ce conflit fût un bouleversement historique des sociétés et des cultures.
A travers ce qu'il a pu observer sur le champ de bataille mais aussi avec les nombreux travaux urbains qu'il a vus en rentrant à Paris, Léger comprend que le monde a changé et que la société entre dans la modernité. Désormais la vie va plus vite, il s'en rend compte et la ville est le lieu où cette vitesse s'exprime en démultipliant également les sensations et les perceptions. Dès 1918 sa peinture évolue en conséquence. Il peint Les disques dans la ville, où il réalise un contraste entre la forme du disque et celle de la ville. La modernité prend ici sa place par la stimulation des sens que l'artiste cherche à transmettre au spectateur. L'énergie des disques, similaires à des engrenages, se transmet à la ville en mouvement.
En parallèle à la peinture, il s'intéresse également aux nouvelles inventions qui se popularisent après guerre. Lors d'une permission en 1916, Apollinaire lui fait découvrir le cinéma. C'est pour lui un nouvel espace de création. Il exécute des décors pour le film L'Inhumaine de Marcel L'Herbier et participe avec Dudley Murphy à la réalisation du film Ballet mécanique, première production cinématographique considérée comme sans scénario, au cours de l'année 1924. Le goût de la modernité et de la nouveauté le pousse aussi vers l'architecture. C'est ainsi qu'il participe au Congrès International d'Architecture Moderne de 1933 avec Le Corbusier, devenu une de ses connaissances depuis quelques années. Fernand Léger montre également son intérêt pour les États-Unis, considérés alors par beaucoup d'artistes comme un foyer de nouvelles pratiques artistiques et industrielles en y faisant trois voyages en 1931, 1935 et 1938. A l'occasion de son troisième voyage, il réalise un cycle de conférences sur son travail dans plusieurs universités.
Les années 1920 sont l'occasion pour lui de développer encore plus loin les théories sur la peinture qu'il exposait avant-guerre. Il s'intéresse dorénavant surtout à l'objet en tant que tel. Pour lui, nous l'avions dit, un sujet historié empêche les lignes, les formes et les couleurs de s'exprimer. Lorsque le sujet devient l'élément principal de la toile, le reste se fond dans la masse et on ne le voit plus.
Mettre à l'honneur l'objet à proprement dit c'est sa manière de montrer que l'on peut faire ressortir celui-ci uniquement avec l'aide des contrastes. Il n'y a donc pas besoin d'ajouter à sa toile des éléments narratifs, un seul objet suffit selon lui à l'expression d'une idée et c'est ce vers quoi doit tendre la peinture selon lui. Il exécute de nombreuses toiles, principalement entre 1925 et le début des années 1930, témoignant de cette nouvelle réflexion sur la fonction de son art, à l'image de sa Joconde aux clefs. On y voit un tableau épuré, où les différents éléments sont totalement dépouillés d'éventuels supports.
Durant l'entre-deux-guerres Léger développe aussi une nouvelle facette de sa création : la peinture murale monumentale. Devenu un artiste reconnu, l'Etat lui commande des œuvres pour l'Exposition internationale des arts et techniques de Paris de 1937. Il livre à cette occasion une immense toile intitulée Le Transport des Forces, encore visible aujourd'hui au Palais de la découverte.
Son succès est à nouveau brutalement interrompu par la guerre. Il est inscrit par les Nazis sur la liste des artistes réalisant de l'« Entartete Kunst » (« l'art dégénéré »). Contraint à l'exil, il s'embarque pour New York en 1940, où il s'installe et livre une œuvre prolifique. Il côtoie de nombreux artistes tels qu'André Breton, Max Ernst ou Piet Mondrian. Il passe toute la guerre aux États-Unis et ne rentre en France qu'en 1945. Durant les dernières années de sa vie, Léger réalise des commandes monumentales, et en particulier des maquettes de vitraux, comme celui de l'église d'Audincourt (Doubs) en 1950. Le thème des instruments de la Passion lui convient parfaitement car il lui permet cette fois d'allier l'objet déjà sacré dans sa peinture à des considérations plus religieuses. Il explique d'ailleurs qu'il a « simplement eu là l’occasion inespérée d’orner de vastes surfaces selon la stricte conception de [ses] idées plastiques ». Il exécute également un projet de vitrail pour l'université nationale de Caracas, au Venezuela.
La fonction de la peinture est le thème autour duquel Fernand Léger n'a de cesse de travailler durant sa vie. C'est finalement le sujet même de son œuvre, elle est l'illustration de sa réflexion. Léger était donc par-dessus tout un théoricien de son art. Il en était convaincu, le contraste et l'objet était la raison d'être de la peinture. Fasciné par le monde qui l'entourait, c'est celui-ci qui l'aura inspiré, ce monde qui bouge, peut-être trop vite pour lui, cette société de la modernité qui l'aura transformé en artiste touche-à-tout. Son travail ne manque pas d'être reconnu : déjà admiré de son vivant, le MoMa de New York l'honore d'une rétrospective en 1935 ainsi que le musée d'art moderne de Paris en 1949. Il connaît les derniers instants de sa vie à Gif-sur-Yvette le 17 août 1955, mais sa peinture, elle, continue toujours de vivre : en 1960, ses proches et son épouse, Nadia Léger, fondent à Biot, sur un terrain qui lui appartenait ce qui est aujourd'hui le musée national Fernand Léger. Depuis juillet 2019, la ville d'Argentan lui rend également hommage dans sa maison natale transformée en musée. Il est à noter qu'André Mare y est évoqué, lui qui fût l'un des initiateurs de l'Art déco, sans connaître le même succès artistique. Il est en effet victime en 1932 de la tuberculose, provoquée par le gaz moutarde utilisé contre lui et tant d'autres lors du conflit de 14-18.