Par Eléa Dargelos
Avec plus de 683 500 visiteurs, l’exposition « Edvard Munch. Un poème de vie, d’amour et de mort » compte d’ores et déjà parmi les plus grands succès de l’année culturelle en cours. Si cette réussite est en partie due à la force des œuvres de l’artiste mondialement connu et dont le nom est attaché au célèbre Cri (1893), elle est aussi le fruit de l’implication et du travail acharné des deux commissaires : Claire Bernardi, directrice du musée de l’Orangerie et Estelle Bégué, chargée d’études documentaires au musée d’Orsay. Pour Coupe-File Art, cette dernière a accepté de revenir sur la préparation de l’exposition et d’en dévoiler les coulisses.
De gauche à droite : Claire Bernardi, directrice du musée de l'Orangerie et Estelle Bégué, chargée d'études documentaires au musée d'Orsay, devant Danse sur la plage (Frise Linde) d'Edvard Munch
© Sophie Crépy
Pourquoi avoir fait le choix de consacrer une exposition à l’artiste norvégien Edvard Munch (1863-1944) ?
Munch est un artiste très peu montré. Cette exposition est la quatrième rétrospective qui lui est consacrée depuis trente ans et elle est présentée dix ans après celle qui l’a précédée. Nous n’avons pas souhaité faire une exposition chronologique pour justement montrer le côté XIXe siècle de Munch. L’artiste a toujours été décrit comme le père de l'expressionnisme bien qu’il ait été complètement nourri et infusé d’une vision du monde et de pratiques artistiques pleinement ancrées dans le XIXe siècle. En considérant l’exposition assez novatrice « Edvard Munch, l’œil moderne » qui avait eu lieu en 2011 au musée national d’art moderne – Centre Pompidou, nous avons voulu montrer que l’artiste a un pied dans chaque siècle : l’idée n’était pas d’opposer le symbolisme à l’expressionnisme mais plutôt de montrer qu’à un moment donné, la vision du monde symboliste ne suffit plus à Munch et qu’il se tourne vers de nouveaux moyens d’expression. Ces avancées stylistiques sont annonciatrices de l’expressionnisme très intense vers lequel il se tourne au XXe siècle.
Selon quel(s) critère(s) les œuvres ont-elles été choisies ?
L’idée était d’avoir une sélection d’œuvres assez resserrée pour qu’elle soit à la fois très qualitative et assez représentative de l’art de Munch. Sur une centaine d’œuvres, la moitié sont des peintures et l’autre moitié des arts graphiques. En plus des quelques œuvres issues de nos collections, nous avons obtenu beaucoup d’apports extérieurs. Nous avons notamment bénéficié du soutien et de la collaboration du Munchmuseet et de la Galerie nationale d’Oslo qui ont consenti des prêts majeurs : le Munchmuseet s’est par exemple séparé d’une soixantaine de ses chefs-d’œuvre, alors qu’il venait tout juste d’ouvrir. Il faut donc saluer son effort.
Bien sûr, et comme c’est le cas dans la préparation de toute exposition, le musée d’Orsay a essuyé quelques refus de demandes de prêts, notamment parce que l’état de conservation de certaines œuvres ne permettait ni leur déplacement ni leur présentation. Munch ne tenait pas compte de l’état matériel de ses travaux, il s’était construit un immense atelier dans son jardin et avait tendance à laisser ses œuvres au contact de la nature. C’est pourquoi, dès leur époque de création, les tableaux ont souffert. Il faut aussi noter la fragilité de la couche picturale d’une grande partie des œuvres, due à la technique de l’artiste qui peignait particulièrement vite et n’a pas forcément pris le temps nécessaire pour que sa peinture sèche totalement.
Pourquoi le célèbre Cri (1893) ne figure pas parmi les œuvres sélectionnées ?
Toute l’exposition a été conçue avec simplement une version lithographique du Cri car les versions peintes ne voyagent plus. Le Munchmuseet et la Galerie nationale conservent chacun une version peinte et il existe également deux versions pastel, une au Munchmuseet et l’autre dans une collection privée américaine. L’idée de l’exposition était justement de ne pas réduire le travail de Munch au Cri, mais de proposer une vision plus généraliste de son œuvre, d’en montrer l’ampleur et la cohérence.
L’idée était de remettre cette œuvre majeure à sa place, dans son contexte. C’est pourquoi la version lithographique du Cri est présentée au sein de la section centrale, consacrée à La Frise de la vie.
Edvard Munch, Le Cri, 1895, lithographie, 49,3 x 37,3 cm, Oslo, collection Gundersen
© Eléa Dargelos
Comment avez-vous conçu la présentation des œuvres et quels choix scénographiques ont été adoptés ?
Nous avons opté pour une scénographie très aérée afin que les œuvres n’entrent pas en collision les unes avec les autres. L’idée était que le spectateur soit confronté à une sorte de face à face, qu’une certaine intimité soit ménagée entre les œuvres et lui. Au risque que l’exposition paraisse vide, nous avons pris le parti de tout miser sur la force des œuvres qui, je pense, ne crèvent non pas l’écran mais le mur.
Comme je le disais, nous n’avons pas voulu organiser le parcours selon une chronologie, comme c’est souvent le cas lorsqu’il s’agit de monographies. L’exposition est régie selon le principe du cycle, notion particulièrement opérante pour décrire l’œuvre de Munch et décrypter la façon dont il travaille. Nous avons tenu à ce que La Frise de la vie, vaste programme pictural auquel l’artiste travaille tout au long de sa vie, tienne une place centrale dans le parcours, tout comme dans l’œuvre de Munch.
Nous souhaitions également mettre en lumière les influences que l’artiste avait pu recueillir au cours de sa carrière, comme on peut le voir dans la première salle où sont présentés sur tout un pan de mur des travaux qui entrent en résonance avec l’impressionnisme ou le cloisonnisme mais aussi la peinture norvégienne.
Exemple de deux motifs récurrents de La Frise de la vie.
À gauche : Edvard Munch, Métabolisme. La vie et la mort, 1898-1904, crayon et aquarelle, 81 x 55,5 cm, Oslo, Munchmuseet ; à droite : Edvard Munch, Métabolisme. La vie et la mort, 1898-1899, huile sur toile, 172,5 x 142 cm, Oslo, Munchmuseet
© Musée d'Orsay
Avez-vous des regrets particuliers vis-à-vis de la sélection finale et de la présentation de l’exposition ?
Bien que l’exposition soit dense, on ne peut malheureusement pas tout dire. Nous aurions aimé traiter le paysage, qui est partout dans l’œuvre de Munch mais dont on ne parle peut-être pas assez explicitement. Il y a énormément à dire sur la façon dont l’artiste a investi le paysage du sentiment, et on le ressent d’ailleurs dans son prolongement via la nature. Le plus important, c’est que les spectateurs soient confrontés à la force des œuvres et qu’ils ressortent de l’exposition en en étant imprégnés.
Dans l’idéal, qu’aimeriez vous que les spectateurs retiennent de l’exposition ?
J’aimerais qu’ils se plongent dans l’œuvre de Munch et qu’ils ne voient pas en lui un artiste désespéré. Munch ne nous condamne pas. Ce qui fait la force des œuvres, c’est la lucidité de l’artiste sur la réalité des sentiments et la fragilité de la vie : il nous met face à la réalité criante, sans aucun fard, et c’est justement ce qui en fait une personnalité touchante. Si l’on arrive à percevoir et à comprendre cela, cela sous-entend que l’on ne se masque plus et que l’on a à l’esprit cette vérité. Tous les spectateurs connaissent ce moment où tout bascule autour d’eux : c’est cette intensité que l’on ressent et que Munch saisit et représente dans ses toiles à l’aide de moyens plastiques.
Pour terminer, la traditionnelle question Coupe-File Art : quelle est votre œuvre préférée du parcours ?
Il s’agit de Séparation II, une lithographie de 1896 avec un côté pastel qui en dit beaucoup de la technicité de Munch. L’œuvre est présentée dans la salle des arts graphiques qui a pour objectif de montrer à quel point l’artiste travaille les motifs de La Frise de la vie d’une gravure à une autre. Le sous-thème de la salle est la représentation de la femme et de la chevelure féminine, que Munch investit d’une symbolique. L’artiste conçoit les cheveux féminins comme le prolongement des sentiments et leur donne soit une tonalité positive – auquel cas ils prennent la forme de vagues qui bercent le couple – soit un côté très inquiétant – les cheveux sont alors représentés comme des objets de douleur voués à blesser le personnage masculin. Dans Séparation II, les cheveux féminins viennent s’enrouler autour de la poitrine de l’homme et étouffer son cœur. La lithographie fait directement référence à un poème dans lequel Munch dévoile l’importance qu’il accorde à la symbolique de la chevelure :
« Ses cheveux couleur sang m’avaient enveloppé – ils s’étaient enroulés autour de moi comme des serpents rouge sang – leurs fils les plus fins s’étaient emmêlés dans mon cœur. […] je continuais à ressentir la douleur dans mon cœur qui saignait – car ces fils ne pouvaient s’en arracher. » (Note manuscrite, non datée, MM N 614, Munchmuseet).
Edvard Munch, Séparation II, 1896, lithographie, 58 x 83,5 cm, Oslo, Munchmuseet
© Munchmuseet : Ivarsøy, Dag Andre
La Lutte contre la mort est une œuvre que j'apprécie également beaucoup. C'est une huile sur toile de 1915 dans laquelle Munch a repris la composition de Près du lit de mort (1895) mais avec un style très différent. Avec cette œuvre fascinante, quasi expressionniste, l’artiste montre déjà qu'il est un grand coloriste.
Edvard Munch, La Lutte contre la mort, 1915, huile sur toile, 174 x 230 cm, Oslo, Munchmuseet
Edvard Munch. Un poème de vie, d'amour et de mort
Du 20 septembre 2022 au 22 janvier 2023
Musée d'Orsay
Esplanade Valéry Giscard d'Estaing
75007 Paris
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