Stockholm, printemps 1912. Dans quelques mois vont s’ouvrir dans la capitale suédoise les Jeux de la Ve olympiade de l’ère moderne. Il en est ainsi tous les quatre ans dans une ville différente du monde depuis la première édition à Athènes en 1896, sous la houlette du baron Pierre de Coubertin et du Comité International Olympique (CIO) qu’il a créé. A quelques mois de l’ouverture officielle vont se tenir les nouvelles épreuves artistiques en peinture, sculpture, architecture, littérature et musique, voulues par le baron lui-même. L’idée de Coubertin était qu’un athlète se devait d’être complet aussi bien physiquement qu’intellectuellement. Ce projet de « Pentathlon des Muses », comme il l’appelait, s’intègre dans sa volonté de restaurer dans son entièreté l’esprit des Jeux tels qu’ils existaient dans l’Antiquité. En effet, les Jeux Isthmiques ou encore les Jeux Pythiques associaient déjà arts et athlétisme. Malgré une faible participation avec seulement douze pays représentés à cette première édition, des titres sont tout de même attribués. En littérature, le jury ne décerne pas de médaille d’argent et de bronze. Le titre de champion olympique revient cependant à deux Allemands : Georg Hohrod et Martin Eschbach. Il s’avère que le vainqueur de l’épreuve, soucieux de ne pas influencer le jury dans leur délibération, avait participé au concours sous un nom d’emprunt. L’auteur du texte primé (intitulé Ode au sport) se nomme en réalité… Charles Pierre Fredy de Coubertin ! Coupe-File Art vous propose cette semaine de revenir sur l’histoire des épreuves artistiques aux Jeux Olympiques jusqu’à leur disparition en 1949.
Les débuts de ces jeux artistiques furent pour le moins compliqués. En effet, lorsqu’il se concrétise, le projet est déjà assez ancien et peine à s’imposer. Coubertin, alors président du CIO, avait déjà soumis l’idée en 1906 au reste du Comité. Malgré un certain nombre de réticences, une première édition est prévue à Rome en 1908. Face à de nombreuses difficultés économiques, la Ville Éternelle est pourtant contrainte de renoncer aux Jeux. Londres hérite alors de l’événement. A cause du peu de temps dont dispose le comité d’organisation britannique, les épreuves artistiques sont finalement abandonnées.
1912 est donc le coup d’envoi officiel des concours artistiques mais, comme nous l’avons dit, ceux-ci ne sont pas marqués par une exceptionnelle participation, bien au contraire. Ce manque d’engouement s’explique pour deux raisons. Premièrement parce que le comité d’organisation et l’académie royale suédoise trouvent le projet trop complexe à organiser et n’apportent pas de réel soutien à la tenue des épreuves. Deuxièmement parce que, tout comme pour les épreuves sportives d’alors, le CIO exige que les artistes soient amateurs. La compétition n’attire donc que peu de participants (et surtout pas de personnalités), d’autant que ceux-ci doivent avoir un niveau suffisant pour être sélectionné par les comités olympiques de chaque pays. Une gageure. Notons toutefois la participation du jeune sculpteur italien Rembrandt Bugatti, frère d’Ettore Bugatti, celui-là même qui fonda en 1909 la célèbre marque automobile que nous connaissons encore aujourd’hui.
La deuxième olympiade n’est pas meilleure pour les arts en 1920 à Anvers. Elle semble malheureusement reproduire le schéma de la précédente édition avec 35 artistes représentant seulement 5 nations. Il faut dire que le monde vient de sortir d’une guerre mondiale et que les questions artistiques n’étaient alors plus la première des préoccupations. Tout reste à faire pour que les jeux artistiques deviennent un véritable succès attirant à la fois le public et les artistes.
C’est finalement Paris, en 1924, qui donne ses lettres de noblesse à ce concours. Cette fois les choses sont vues en grand. Une « commission des arts et relations extérieures » est spécifiquement créée pour organiser les épreuves. Elles doivent se tenir du 15 mai au 27 juillet. Comme à l’habitude, les règles sont claires : les candidats devront créer les œuvres spécialement pour le concours et les sujets traités devront célébrer le sport et ses valeurs. On compte parmi les membres des jurys plusieurs personnalités comme Igor Stravinsky pour la musique ou Selma Lagerlöf, première femme à recevoir le prix Nobel de littérature. Pour finir, une cérémonie d’ouverture est organisée en présence du gouvernement au théâtre des Champs-Élysées.
De gauche à droite :
Fig. 1 : Jean Jacoby (1891-1936), Corner, 1928, aquarelle, musée olympique, Lausanne
Fig. 2 : Walter Winans (1852-1920), An American Trotter, 1912, bronze, médaille d'argent en catégorie "sculpture"
Fig. 3 : Jean Jacoby (1891-1936), Rugby, 1928, aquarelle, médaille d'or en catégorie "dessins et aquarelles", musée olympique, Lausanne
Grâce à tous ces moyens, le succès est cette fois au rendez-vous : 23 pays sont représentés et 189 œuvres sont exposées au public et soumises aux délibérations du jury. On compte pour la première fois parmi les participants 3 artistes soviétiques alors même que l’URSS refuse toujours de prendre part aux épreuves sportives, arguant que les Jeux Olympiques sont l’un des étendards de la décadence capitaliste occidentale.
Pour la première fois depuis l’Américain Walter Winans, médaillé d’argent en 1912 en sculpture pour An American Trotter et ayant remporté l’or en 1908 et l’argent en 1912 en épreuve de tir, un athlète est médaillé à la fois en discipline artistique et sportive : le Hongrois Alfred Hajos, double champion de natation en 1896, monte à la deuxième place du podium pour son projet architectural de stade nautique. En peinture, c’est le Luxembourgeois Jean Jacoby qui l’emporte avec ses Trois études de sport, avant de récidiver en 1928 avec Corner et Rugby, aujourd’hui conservés au musée olympique de Lausanne.
S’ensuivent deux nouvelles olympiades pleines de succès qui marquèrent pourtant aussi les premiers scandales à l’origine de l’abandon des épreuves artistiques aux Jeux Olympiques. L’édition des Jeux d’Amsterdam en 1928 est sans doute la consécration. Profitant du premier succès quatre ans plus tôt à Paris, ce ne sont pas moins de 1150 œuvres qui y sont présentées en peinture, sculpture et architecture au musée Stedelijk, en provenance de 18 pays. L’exposition attire environ 100 000 curieux. Les prix décernés sont aussi plus nombreux puisque des sous catégories sont créées comme les « médailles » et « reliefs » en sculpture ou « dessins et aquarelles » en peinture par exemple. Cette année là, des entreprises et des institutions publiques participent même aux concours. Au nombre des candidats on peut évoquer la ville de Turin, le ministère de la guerre italien ou encore les sociétés Lockwood, Zantzinger ou Rebori…
Pour la première fois un stade olympique est primé. L’architecte néerlandais Jan Wils se voit en effet octroyer la médaille d’or pour la construction du stade olympique spécialement conçu pour les épreuves athlétiques d’Amsterdam. Mais, malgré le succès, comme nous l’avons dit, les premières polémiques apparaissent car beaucoup d’artistes, conscients que leurs créations peuvent prendre de la valeur en profitent pour vendre leur travail une fois le concours terminé. Une attitude jugée scandaleuse par de nombreux membres du CIO qui voient là une professionnalisation des artistes censés rester amateurs dans le cadre des épreuves. La seconde grande date est sans aucun doute celle de l’olympiade de 1932 à Los Angeles où 31 pays apportent 1100 créations devant lesquelles défileront quelques 380 000 visiteurs au Los Angeles Museum. Malgré une bonne audience, ces jeux américains tournent pourtant la dernière belle page des arts olympiques…
C’est en effet dans une ambiance beaucoup plus lourde que se déroulent les prochaines compétitions en 1936 à Berlin. Seules 740 œuvres sont cette fois présentées aux différents jurys. Un chiffre en baisse qui s’explique par le désistement de plusieurs nations refusant d’envoyer une délégation en conséquence du climat politique très tendu et de l’idéologie nazie portée par le gouvernement allemand et son chancelier Adolf Hitler. Dans une optique de démonstration de force, le régime nazi a tout intérêt à prouver la soi-disant supériorité de la culture germanique. Le comité d’organisation veille donc dans un premier lieu à interdire l’exposition de tout artiste qualifié de « dégénéré » par le pouvoir. Enfin, les différents palmarès trahissent les pressions du régime sur les décisions des jurys. A titre d’exemple notons la surprenante performance de l’architecte allemand Werner March qui remporte la médaille d’argent pour le projet du stade olympique de 1936 (en catégorie « projets architecturaux »), et la médaille d’or pour l’exécution de celui-ci (en catégorie « urbanisme »)… Au terme des Jeux de Berlin, l’Allemagne remporte la moitié des 24 médailles que le pays recevra au total à ces concours entre 1912 et 1948.
S’ajoute à cela une dimension plus politique au scandale des artistes vendant leurs œuvres aux expositions olympiques. Le journal Paris Soir du 17 août 1936 rapporte ainsi que les ventes s’élevèrent à une valeur totale de 33 000 marks et que le « Dr Frick », le ministre de l’Intérieur du troisième Reich, s’est porté acquéreur de « peintures et de sculptures d’artistes hollandais, suédois, polonais, autrichiens et allemands, bien entendu », le tout dans une logique en parfaite adéquation avec la pensée suprémaciste artistique nazie. Voilà de quoi faire s’élever encore un peu plus fort les critiques avant que n’éclate la Seconde Guerre mondiale, faisant annuler les Jeux de Tokyo de 1940 et les Jeux de 1944.
L’édition de Londres en 1948 constitue donc le chant du cygne pour la participation des artistes au sein des compétitions. Face à la complexité d’organisation causée par les trop nombreuses sous catégories présentes au programme, le comité britannique tente de faire annuler la tenue des concours mais le CIO insistes et les épreuves s’y tiennent sans grand enthousiasme. C’est cette fois le Victoria and Albert Museum qui abrite l’exposition. Deux participants entrent cette année-là dans l’histoire olympique : le peintre britannique John Copley avec son œuvre intitulée Joueurs de polo dans la catégorie « Arts appliqués et gravures » devient le compétiteur le plus âgé à remporter une médaille olympique à l’âge de 73 ans et l’écrivain finlandais Aale Tynni en littérature lyrique pour son poème La renommée de la Grèce, reçoit la médaille d’or et devient par la même la seule femme championne olympique artistique de l’histoire.
Malgré ces dernières performances remarquables, le comité britannique soulignera dans son rapport sur le bilan des Jeux de 1948 au CIO le niveau général « médiocre » des œuvres présentées. Il ciblera également une fois de plus le professionnalisme caché de nombreux artistes engagés. Suite à ces remarques, la Session de 1949 du CIO à Rome, actera la fin pure et simple des épreuves artistiques aux Jeux Olympiques tout en les remplaçant par des expositions et événements artistiques qui perdurent encore jusqu’à nos jours. Les médaillés artistiques ne sont, quant à eux, plus reconnus comme des médaillés olympiques. Alors que les Jeux de Tokyo viennent de s’achever et que ceux de Paris se profilent à l’horizon, un siècle après ceux de 1924, ne pourrait-on pas rêver d’une réhabilitation de ces artistes au titre de l’esprit originel des Jeux tels que voulus par Coubertin et la tenue d’une exposition relatant l’étonnante odyssée des artistes du « Pentathlon des Muses » ?
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