Par Célia De Saint Riquier
En 2016, Gallimard achevait d’imprimer dans sa collection NRF les Lettres croisées qui reconstituent la correspondance entre Paul Cézanne et Emile Zola. Cette édition se fonde sur les nombreuses lettres échangées par les deux artistes entre 1858 et 1887 parvenues jusqu’à nous. La correspondance, touchante par la proximité des deux hommes qui n’hésitent pas à se parler à cœur ouvert, révèle aussi l’ébullition créatrice que génère cette amitié. Cela est particulièrement vrai pour les courriers de leur jeunesse. Les deux jeunes hommes sont alors séparés de 500km, ils ont des rêves pleins la tête et sont prêts à abattre des montagnes. Retour sur cette intimité balbutiante de deux génies en construction.
Paul Cézanne et Emile Zola se rencontrent en 1852 au lycée Bourbon à Aix-en-Provence. Ils forment un trio avec une figure souvent oubliée mais aussi importante, Jean-Baptistin Baille, qui fera une carrière dans l’industrie optique. Ils sont visiblement inséparables. La mort du père d’Emile, Francesco Zola en 1847, ouvre une période plus complexe pour la famille du futur auteur des Rougon-Macquart. Sa mère se rend ensuite à Paris pour tenter de s’en sortir financièrement. En 1858, elle demande à son fils de le rejoindre à la capitale. Zola est alors en seconde et ses deux camarades en première. Ainsi démarre une correspondance assidue entre les trois amis, récemment séparés. Si Baille s’intéresse aussi à la littérature et à l’art, il semble surtout y être poussé par ses deux confrères, et par le baccalauréat qu’il doit obtenir.
Une correspondance de jeunesse prolifique
Cézanne et Zola entament des échanges très réguliers, bien que ce qu’il nous reste soit parfois – pour certaines époques en particulier – lacunaire. Chacun possède déjà un caractère bien identifiable : Cézanne est tout gonflé d’orgueil et de malice. Bien que préférant la peinture, il connait son talent en écriture qu’il étale dans de nombreux poèmes dans ses courriers adressé à Zola (sans doute aussi dans le but de se rapprocher de la passion de son ami). Il ne peut cependant pas se résoudre à mener la vie d'artiste et à affronter son père qui le destine à des études de droit et à reprendre la banque qu’il dirige ;
« Le Droit, l'horrible Droit d'ambages enlacé Rendra pendant trois ans mon existence affreuse ! »
(Paul Cézanne à Emile Zola, Aix, le 7 décembre 1858).
De son côté, Zola apparait comme bien plus déterminé à faire de l’écriture son métier. Il est cependant plus timide à partager ses écrits et juge très sévèrement les rares morceaux qu’il confie à Cézanne. S’il reconnait devoir travailler à contre cœur pour subvenir aux besoins de sa famille, il écrit toujours.
Je suis loin d'abandonner la littérature – on abandonne difficilement ses rêves – et je tâcherai de remplir le moins longtemps possible un emploi qui me pèsera sans nul doute.
Emile Zola à Paul Cézanne, Paris, 5 janvier 1860
Ce rapport à la carrière d’artiste est d’ailleurs tout à fait intéressant. Zola tente à plusieurs reprises dans ses lettres de pousser son ami à se défaire du joug paternel en devenant peintre et de le rejoindre à Paris (ce que Cézanne fera en 1861 pour un temps seulement). Pourtant plus jeune que lui de plus d’un an, Zola s’adresse à lui avec une certaine autorité, laissant deviner aussi un certain caractère :
« Mais si la peinture est ta vocation, – et c'est ainsi que je l'ai toujours envisagée, – si tu te sens capable de bien faire après avoir bien travaillé, alors tu deviens pour moi une énigme, un sphinx, un je ne sais quoi d'impossible et de ténébreux. De deux choses l'une : ou tu ne veux pas, et tu atteins admirablement ton but ; ou tu veux, et dès lors je n'y comprends plus rien. » - Emile Zola à Paul Cézanne, [Paris, fin juillet 1860]
Cézanne ne peut se résoudre à quitter ce confort assuré. En même temps, l’avenir lui prouve bien qu’il faut du temps à ses contemporains pour apprécier sa peinture. Il n'est pas accepté au Salon lorsque ses amis impressionnistes Monet, ou Pissarro y entrent enfin. Les échanges postérieurs montrent bien la difficulté de cette vie de manque de reconnaissance. Zola, une fois ses premiers romans publiés, aide financièrement à de nombreuses reprises la compagne de Cézanne, Hortense, avec qui il a eu un enfant.
De tels échanges ; avis honnêtes ou aide financières, permettent de deviner une amitié profonde, et assez émouvante. Dans leurs premiers courriers, deux artistes en devenir aspirent à des chefs-d’œuvre communs. Dans une lettre du 25 mars 1860, Zola écrit à Paul Cézanne : « J'ai fait un rêve, l'autre jour. J'avais écrit un beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en lettres d'or brillaient, unis sur le premier feuillet, et, dans cette fraternité du génie, passaient inséparables à la postérité. Ce n'est encore qu'un rêve malheureusement. » Cela le restera.
Cézanne et Zola passent le plus clair de leurs échanges à parler de leurs rêves de la vie artistique. Leur avidité de connaissance est impressionnante. Cézanne maitrise, par ses études mais aussi par curiosité, bon nombres de textes classiques, citant Tite-Live, Cicéron, Hugo. Zola ne jure que par Musset. Si le goût de Zola pour les arts picturaux est assez connu du grand public – il défendra ardemment les peintres modernes –, il est déjà présent dans ses lettres de jeunesse. Il partage ses émois avec son ami :
« Dernièrement, j'ai découvert chez une de mes connaissances une vieille gravure enfumée. Je la trouvais délicieuse et je ne m'étonnai pas de mon admiration lorsque je la vis signée du nom de Greuze. » (Emile Zola à Paul Cézanne, Paris, 16 janvier 1860). C’est d’ailleurs par volonté de faire découvrir toutes les beautés des musées que Zola presse Cézanne de venir le rejoindre.
Zola théoricien de l’art
« Une autre phrase de ta lettre m'a aussi douloureusement impressionné. C'est celle-ci : «la peinture que j'aime, quoique je ne réussisse pas, etc., etc. ». Toi ! ne pas réussir, je crois que tu te trompes sur toi-même. Je te l'ai déjà dit pourtant : dans l'artiste il y a deux hommes, le poète et l'ouvrier. On naît poète, on devient ouvrier. Et toi qui as l'étincelle, qui possèdes ce qui ne s'acquiert pas, tu te plains ; lorsque tu n'as pour réussir qu'à exercer tes doigts, qu'à devenir ouvrier. » - Emile Zola à Paul Cézanne, Paris, 16 avril 1860
Les échanges entre Cézanne et Zola permettent surtout à ce dernier de théoriser l’art, aussi bien pictural que littéraire. Entre les nombreux préceptes qu’il adresse à son confrère, Zola soliloque sur la création artistique, tentant de résoudre tous ses mystères par des affirmations qui laissent parfois percevoir les certitudes indestructibles de la jeunesse.
« Il y a si peu de différence, aux yeux du vulgaire, entre une croûte et un chef-d'œuvre. Des deux côtés, c'est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse, une toile, un cadre. La différence n'est que dans ce quelque chose qui n'a pas de nom, et que la pensée, que le goût seul révèle. C'est ce quelque chose, ce sentiment artistique du peut-être, qu'il faut surtout découvrir et admirer. » (Emile Zola à Paul Cézanne, [Paris,] 26 avril 1860, 7 heures du matin)
Les poètes ont, hélas ! usé et abusé des fleurs. Qui oserait parler de la rose, écrire deux lignes sur la pensée, pousser des exclamations sur le lilas, le chèvrefeuille, etc., etc. ?
Emile Zola à Paul Cézanne, Paris, 13 juin 1860
Le talent d’écrivain de Zola se ressent, de plus, dans ses lettres, comme le prouve cet extrait d’une poésie mélancolique, tout comme la vision picturale du monde de Cézanne dans les siennes. Il confie dans une lettre plus tardive :
« En passant par le chemin de fer près la campagne d'Alexis, un motif étourdissant se développe du côté du levant : S[ain]te-Victoire et les rochers qui dominent Beaurecueil. J'ai dit : « Quel beau motif » (…) » (Paul Cézanne à Emile Zola, [Aix,] 14 avril 1878).
Un tarissement avec le temps et les rencontres plus régulières
L’arrivée de Cézanne à Paris, puis la complexification de leur vie respective tarit quelque peu la correspondance entre les deux artistes. Une grande partie des lettres ont, de même, vraisemblablement été perdues. Les rencontres entre les deux amis sont plus régulières, et leurs échanges tendent à se réduire à de courtes notes et à des informations utiles (changements d’adresses, demandes financières, accusés de réceptions…), laissant le lecteur deviner que les grandes théories et les rêves se font désormais dans l’intimité de leurs réunions, à l’abri de nos regards.
Cette correspondance de jeunesse est donc la seule qui peut nous laisser deviner le contenu des réunions entre deux des plus grands génies de la fin du XIXe siècle. L’un a révolutionné la littérature, l’autre la peinture. Dans leurs premières lettres pourtant, ils ne sont encore que des enfants faisant des rêves de géants. Si ces Lettres croisées sont le seul ouvrage qui porte leur deux noms, décevant leurs espoirs d’adolescents faire une œuvre à deux mains, elles nous donnent tout de même un entrée dans l’intimité prolifique et émouvante de deux amis, avant tout, Paul Cézanne et Emile Zola.
Ah ! que de rêves, j’ai bâtis et des plus fous encore, mais vois-tu, c'est comme ça : je me disais en moi, si elle ne me détestait pas, nous irions à Paris ensemble, là je me ferais artiste, nous serions ensemble. Je me disais, comme ça, nous serions heureux, je rêvais des tableaux, un atelier au quatrième étage, toi avec moi, c'est alors que nous aurions ri.
Paul Cézanne à Emile Zola, [Aix], 20 juin [1859]
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