Il est une terre où le vert de la forêt se confond avec le rouge du grès: les Vosges. De part en part, une trouée laisse apercevoir une cheminée, vestige fumant de l’histoire verrière de la région. Ce passé qui fait surface, loin d'être révolu, rencontre un présent qui rêve d’art et d’histoire au cœur du massif. Pleins feux sur les amours verriers du pays vosgien.
La verre est composé à plus de 70% de silice. C'est dans le sable notamment que l'on trouve ce vitrifiant à forte concentration. Son point de fusion étant très élevé (autour de 1750°c), le verrier fait baisser la température de fusion en y incorporant des fondants. Il s'agit le plus souvent de cendres de plantes, riches en soude (plantes marines) ou en potasse (plantes terrestres). À cette recette de base peuvent être ajoutés des stabilisants (comme la chaux) permettant d'augmenter la résistance, l'éclat ou l'élasticité.
Après ce bref rappel technique, allons explorer les Vosges. Qu'y trouve-t-on? Des sables gréseux, de l'eau en abondance, parfait pour laver le sable, beaucoup de bois, idéal pour alimenté un four de fusion, et des sous-bois couverts de fougères, dont la combustion constitue une source importante de potasse. Les Vosges semblent l'endroit rêvé pour faire opérer la magie du verre.
La Vôge est un espace situé au Sud-Ouest du massif du même nom. Historiquement, il s'agit d'une zone importante d’échanges commerciaux et culturels. Au cours des XIIe-XIIIe siècles, des familles de verriers venues de Lorraine, de Bohême, du Brabant ou encore de la Confédération Helvétique s’y installent, attirées par sa situation géographique privilégiée et par ses richesses naturelles.
Avant l’Époque Moderne, ce sont des familles itinérantes qui pratiquent les arts verriers. Habituellement, ces verreries volantes se fixent en lisière de forêt pour une vingtaine d’années avant de repartir lorsque le bois vient à manquer pour leur production. Les nouveaux foyers de verriers gardent leurs habitudes gyrovagues et par haltes, remontent progressivement de la Vôge jusqu’au Nord du massif, vers la zone aujourd’hui partagée par l'Alsace et la Lorraine.
Au fil du temps, le prestige social des dynasties verrières s’accroit. En 1448, comprenant l’enjeux que représente cet artisanat, le duc de Lorraine René d’Anjou décide de codifier l’activité verrière en lui donnant une charte, apportant avec elle limites mais aussi privilèges et favorisant ainsi une sédentarisation progressive.
La production verrière connait un tournant notable au XVIIIe siècle avec l’apparition de manufactures dont certains noms sont encore connus aujourd’hui. Le colbertisme louis-quatorzien, puis les physiocrates et les considérations techniques des Lumières constituent progressivement un terreau fertile pour transformer la proto-industrialisation rurale des verreries vosgiennes en un réseau puissant de manufactures.
Meisenthal est l'une des premières à être fondée, en 1704, sur le versant septentrional des Vosges. Opérationnelle jusque dans les années 60, son activité culmine à la veille de la Première Guerre mondiale avec pas moins de 500 salariés. Cette success story à la vosgienne fait des émules et à sa suite de nombreuses autres manufactures voient le jour, souvent ouvertes par des verriers ayant déjà œuvré dans les manufactures préexistantes.
Cet essor des vallées vosgiennes est également le reflet d'une stratégie géopolitique. Pour le pouvoir central, mener une politique manufacturière dans les confins de ses territoires et harmoniser les sites de production permet d’assoir son pouvoir sur les régions limitrophes. La verrerie de Müntzhal, dont les premières traces remontent à 1586, est ainsi rebaptisée « Verrerie Royale de Saint-Louis » par lettre patente de 1767. Et lorsque quelque années plus tard, le même établissement perce le secret de la composition du cristal, il devient "Cristallerie Royale de Saint-Louis", sur l'instigation de l’Académie Royale des Sciences.
Les Vosges entrent avec panache dans la Belle Époque grâce à Emile Gallé. En homme curieux de voir où le savoir-faire local lié à son inventivité peuvent le mener, le Nancéien noue une collaboration étroite avec la manufacture de Meisenthal. De 1867 à 1894, aiguillé par Désiré Christian, le responsable de l'atelier de décoration de la verrerie, Gallé s'adonne à des expérimentations techniques et stylistiques qui participent pleinement à l'émergence du style Art Nouveau.
Les Vosges participent alors pleinement au dialogue menée par Nancy et Baccarat sur les arts décoratifs de luxe et la verrerie Art Nouveau. Fidèle à cette tradition, René Lalique implante lui aussi une manufacture en creux de vallée en 1921.
Ces expériences constituent le chant du cygne pour bon nombre de manufactures. Le XXe siècle est une époque sombre pour les verreries de luxe d'Alsace-Lorraine. Malmenées par les guerre, la concurrence et les changements dans les modes de production, seules survivent les manufactures vosgiennes spécialisés dans la production de verre d’usage bon marché (gobeleterie, montre, optique, art de la table) et progressivement, les fours s'éteignent. La majorité des survivantes se tournent vers la production mécanisée de verre moulé-pressé.
Mais depuis deux décennies, le phénix renaît de ses cendres et s'incarne en particulier dans les Étoiles Terrestres, projet qui regroupe en réseau trois lieux de mémoire et de création.
En 2007, le groupe Hermès, qui a racheté en 1994 l'ancien site manufacturier de la cristallerie Saint-Louis, dévoile aux publics un espace curieux: la Grande-Place Saint-Louis.
Le premier jalon de ce renouveau vosgien fait sensation et reçoit le prix d'architecture de l'Equerre d'Argent en 2005. Lipsky+Rollet, l'agence chargée de sa conception est spécialisée dans ce qu'elle appelle les "bâtiments outils" : Ici, l'ancienne manufacture a été laissée peu ou prou intacte et sert de cocon pour abriter un caisson à l'ossature bois apparente. De l'intérieur, le parcours se déroule le long d'une rampe ascensionnelle autour du vide central. Ce modèle circulatoire, qui n'est pas sans rappeler celui du musée Guggenheim de New-York, offre au spectateur une plongée du regard dans une abîme de grès rouge, au dessus de laquelle flottent poétiquement des lustres de cristal. Le parcours fait la part belle aux différentes techniques mises aux point et exploitées par la cristallerie tout au long de son histoire. Le résultat est bien pensé et visuellement très accrocheur.
En 2011, à quelques kilomètres de là, éclot le musée Lalique. Le site choisi est une ancienne verrerie de Wingen-sur-Moder, le village où René Lalique avait ouvert sa première manufacture. Le lieu fait l'objet de fouilles archéologiques en 2007 avant que la rénovation et l'extension du bâtiment soient confiées à l'agence Wilmotte (agence à laquelle le musée d'Orsay et le Rijksmuseum ont également fait appel).
Le site verrier de Meisenthal, inauguré en octobre 2022 est le dernier né de cette pléiade vosgienne. Mais de tous ces projets, c'est aussi aussi celui qui a germé en pensée il y a le plus longtemps. La verrerie ferme en 1969 mais dès les années 1970, des passionnés commencent à collecter et inventorier outils et pièces de verre. Cette initiative donne lieu en 1983 à l'ouverture d'une Maison du Verre et du Cristal qui pendant 35 ans fera revivre l'histoire du lieu.
2011 marque un tournant : la Communauté de Communes décide de faire le pari ambitieux et enthousiasmant d’un lieu non plus seulement de mémoire, mais aussi de vie, de création et de perpétuation des gestes. Un concours est lancé et l'entreprise est confiée à un tandem americano-français (SO-IL et Freaks Architecture ). Le projet-lauréat imagine une vague de béton qui viendra homogénéiser les différentes pôles du site, créant un trait d'union tout en souplesse et dynamisme.
Le site comprend une halle verrière labellisée "scène conventionnée d'intérêt national - art et création" qui accueille des expositions d'art contemporain et diverses autres manifestations culturelles (concerts, pièces de théâtre, ...). L'ancien atelier de taille et de gravure et la salle de la machine à vapeur ont été transformés en Centre International d'Art Verrier et accueillent un nouveau four de fusion. Le public y assiste à des démonstrations et peut y découvrir la production des artistes en résidence. Enfin, le Musée du Verre, labellisé "Musée de France" expose les collections rassemblée depuis les années 70.
L'ambition du parcours des Étoiles Terrestres dépasse l'échelle locale. Cette remarquable mise en valeur du patrimoine technique et artistique vosgien invite les visiteurs à se faire surprendre au creux d'une vallée par l'étonnante richesse et diversité du savoir-faire verrier. Quelque peu en dehors des sentiers-battus du "tourisme culturel", les architectures gravitent avec justesse entre passé et présent et offrent à ces sites un visage séduisant pour accompagner un propos exigeant.
Pour en savoir plus...
Catsaros, Christophe. Site verrier de Meisenthal l'histoire continue. Archibooks. 2022.
Depaermentier, Margaux. "La fabrication de la vaisselle en verre au Moyen Âge", in: La vaisselle de table en Europe: du Néolythique au Moyen-Age. Mars 2015. URL: https://vaisselledetable.wordpress.com/2015/03/21/la-fabrication-de-la-vaisselle-en-verre-au-moyen-age/ .
Hérold Michel. Les verriers de Lorraine à la fin du Moyen Age et au temps de la Renaissance (1431-1552). Approche documentaire. In: Bulletin Monumental, tome 145, n°1, année 1987. pp. 87-106. URL: www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1987_num_145_1_2867.