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Dans l'ombre de Charlot, du Rex et du cinéma : la vie et l’œuvre de Jacques Haïk

Par Célia De Saint Riquier


Jacques Haïk ©MoniqueVallierSavy
Jacques Haïk © Monique Vallier Savy

Jacques Haïk. Son nom n'évoque souvent presque rien aux néophytes et que peu de choses aux historiens du cinéma. Pourtant, nous sommes tous influencés par son œuvre. Par exemple, tout francophone pense immédiatement au vagabond au chapeau melon lorsque le nom de Charlot est évoqué. Or, c'est bien à Jacques Haïk que nous devons ce surnom. Homme engagé, créateur de la salle du grand Rex ou encore rénovateur de l'Olympia, l'apport au cinéma de cet homme est largement oublié de nos jours. Cet article vient tenter de le remettre quelque peu en lumière.




Une rapide ascension…

Isaac Haïk nait à Tunis le 20 juin 1893. Son père est rabbin, il ouvre des écoles, mais décède assez vite, en 1902. La famille traverse donc la Méditerranée pour rejoindre la France, d’abord les enfants les plus âgés, puis les autres avec leur mère, dont Isaac en 1907. Ce dernier change rapidement son nom pour Jacques, qui sonne plus français. L'antisémitisme en France n'est en effet pas né en 1940. Pour ramener lui aussi de l'argent à sa famille, Jacques Haïk multiplie les différents travaux, puis se fait engager comme interprète au sein de la filiale parisienne d’une société de Londres qui importe des films américains. En 1913, la Western Import Company lui confie la direction de la filiale française. Jacques Haïk distribue ainsi les premiers films de Charlie Chaplin, qu’il surnomme Charlot pour l’occasion (ce personnage n'a pas de nom en anglais, il est simplement surnommé « The Tramp » à savoir le vagabond). Il se marie en 1916 à Jeanne Van Camp. Les affaires allant bon train, il devient ensuite distributeur de la Warner Brothers, d’Universal et de Columbia, ce qui lui permet de s’enrichir rapidement, assez pour créer en 1924 sa société de production Les Etablissements Jacques Haïk. Il produit une dizaine de films muets entre 1924 et 1929 puis élargit son domaine à l’exploitation, en rachetant le théâtre de l’Olympia qu’il transforme en cinéma puis équipe pour le parlant, pressentant rapidement l’importance à venir de cette modification du 7ème art. Il créé de même des studios à Courbevoie ainsi qu'un procédé d'enregistrement sonore. Déjà engagé face à la montée de l’antisémitisme, il produit l’adaptation de l’ouvrage d'Erckmann-Chatrian Le Juif Polonais en 1931, réalisé par Kemm et interprété par Harry Baur. Il joue un grand rôle dans la systématisation du cinéma parlant et produit de nombreux autres films, comme Pour un sou d’amour de Grémillon, Boudu sauvé des eaux (Haïk est chargé de la distribution). Il obtient la Légion d’honneur en 1929 et se place juste derrière Pathé-Natan dans le nombre de films parlant produits en 1930.


Le Grand Rex de nos jours, Par A.hellmann — Travail personnel, CC BY-SA 4.0 Wikimedia Commons

…en partie stoppée par le Krach boursier.

Le producteur ne semble pas pouvoir s’arrêter de monter. Le 8 décembre 1932, en présence de grandes personnalités du cinéma, est inaugurée la salle du Rex sur les grands Boulevards qu’il a commandé à l’architecte Bluysen, salle « atmosphérique », de 3300 places. Mais la répercussion en France du krach boursier fait plonger la banque Courvoisier, auprès de laquelle Haïk s’était endetté pour la rénovation des studios (ayant subi un incendie en 1930) et la création du Rex, et qui était alors majoritaire des Etablissements Jacques Haïk. La société tourne sa dernière production en novembre 1932 puis est déclarée en faillite le 5 décembre 1935. Le Rex doit déposer son bilan et est ensuite racheté par Gaumont.


Un nouveau départ

Publicité pour Après Mein Kampf... Mes Crimes, 1940

Mais Jacques Haïk ne se laisse pas faire aussi facilement. En 1934, il fonde une nouvelle société, Les Films Régent. Il reprend la production (Un train dans la nuit, Claudine à l’école, …) ainsi que la création de salles, avec en 1939 le cinéma Le Français, ainsi que le Régent-Caumartin. Sentant l'influence d'Hitler grandir et la guerre approcher, Haïk produit le film Après Mein Kampf… Mes crimes réalisé par Alexandre Ryder qui sort en 1940. Ce film se veut une propagande antihitlérienne, retraçant le parcours du Führer et mêlant images d’archives et reconstitutions. « Jacques Haïk est probablement le seul producteur à avoir osé s'attaquer avant-guerre à l'idéologie nazie, à mettre en avant ses origines et à tenter de sensibiliser la communauté juive en France à la montée de l'antisémitisme. » écrit l'historien du cinéma Eric Le Roy.


Avec la guerre, la fuite…

L’invasion allemande le pousse à tenter de fuir, mais il finit interné pour un temps au camp du Vernet. Par chance il parvient à le quitter et retourne avec sa femme en Tunisie où il restera jusqu’à la Libération. De l'autre côté de l'Atlantique, il fait partie des Forces Françaises Libres et aurait même été pendant un certain moment attaché auprès du chef d’état-major du général de Gaulle. Durant cette période, il réalise qu’une place est à prendre sur le marché de la distribution des films égyptiens. A son retour en France, il crée alors plusieurs sociétés sous le nom de Régence, Régence Algérie, Régence Tunisie, Régence Maroc, etc. afin de répandre le cinéma égyptien dans l'Afrique du nord.


La bataille pour ses droits

Jacques Haïk ©MoniqueVallierSavy

Mais son retour en France est aussi marqué par une réelle bataille pour ses droits. Comme presque tous les juifs, Jacques Haïk a vu ses effets personnels spoliés, sa société aryanisée… Il parvient non sans mal à récupérer ses salles, notamment l’Olympia saisie par la S.O.G.E.C (société d’exploitation des réseaux de salles notamment des salles spoliées créée par Alfred Greven sous l’Occupation) ainsi que Le Français en 1950. Il entame de même des poursuites à l’encontre de Paul Boisserand qui dirigeait la société Films Régent pendant l’Occupation, et dont il s'était « approprié » une partie pour en faire la société des Films Paul Boisserand. Les conditions étant complexes, Paul Boisserand sera finalement uniquement condamné pour avoir réalisé de façon indépendante aux sociétés Films Régent des films de propagande. Alors qu'il venait d'obtenir sa naturalisation le 2 juin, Jacques Haïk s’éteint le 31 aout 1950. Sa femme poursuivra les poursuites pour tenter de récupérer la propriété des Films Régent.


De la mort à l'oubli

A l’instar de Bernard Natan, Jacques Haïk est une figure qui, bien que de manière moindre (Natan étant, lui, décédé au camp de Auschwitz), a sans doute vu son apport au cinéma longtemps amoindri en partie à cause de sa judéité. Importateur de Chaplin, figure majeur du cinéma au tournant du parlant et créateur du grand Rex, il parait assez étonnant de ne pas plus connaitre son histoire aujourd’hui. Plusieurs raisons l'expliquent. La presse, même après la Seconde Guerre mondiale, n’a pas nécessairement caché son antisémitisme toujours présent, et Haïk fut parfois vu comme une sorte de « faux martyr », son zèle de récupérer ses biens étant interprété comme preuve d’une personnalité d’homme d’affaire sans pitié. Jacques Haïk s’est, de plus, tourné davantage vers la distribution du cinéma égyptien après la guerre, marché bien moins connu des Français. Enfin, l'histoire du cinéma est surtout une histoire esthétique du cinéma, et ne s'intéresse que depuis peu à son aspect économique, alors même que les producteurs jouent un rôle si important et ce d'autant jusqu'aux années 1940. Toutes ces raisons, avec sa mort rapide en 1950 et l'absence d’héritiers directs du couple Haïk expliquent notre méconnaissance du personnage.


Il paraissait donc important de mettre en lumière cette figure de l'histoire « économique » du cinéma, qui permit l'importation des films américains en France, mais participa aussi au développement de l'industrie française et de ses salles, dont certaines figurent toujours parmi les plus emblématiques de Paris. Contraint de fuir, il n'abandonna jamais le cinéma même à son retour et se battit jusqu'à sa mort pour continuer l'activité de sa société. Jacques Haïk mérite donc de retrouver une once de gloire et de sortir, petit à petit, de l'ombre dans laquelle il est depuis trop longtemps tapi.



 

Bibliographie :


Bertin-Maghit Jean-Pierre, Le Cinéma sous l’Occupation. Le monde du cinéma français de 1940 à 1946, Editions Perrin, Paris, 1989, 2002.


Durant Philippe, Le fantôme du cinéma français. Gloire et chute de Bernard Natan, La manufacture de livres, Paris, 2021


(Article) Eric Le Roy, « Jacques Haïk, producteur et distributeur de films ». Archives juives, nº 31/1, Paris, Les Belles Lettres, 1er semestre 1998


(Article) Le Roy Éric, « La spoliation du cinéma français par les nazis » (p. 47-52), L'Avenir de la mémoire. Patrimoine, restauration et réemploi cinématographiques, André Habib et Michel Marie (dir.), Presses universitaires du Septentrion Collection : Arts du spectacle – Images et sons, Villeneuve d'Ascq, 2013


(Thèse) Lefeuvre Morgan, De l’avènement du parlant à la seconde guerre mondiale : histoire générale des studios de cinéma en France 1929-1939. Musique, musicologie et arts de la scène. Université de la Sorbonne nouvelle – Paris III, 2013. Français.


Meyer-Plantureux Chantal, Antisémitisme et homophobie : clichés en scène et à l'écran, XIXe-XXe siècles, Préface de Pascal Ory, CNRS Editions, Paris, 2019.


Entretiens avec Mr Jean-Marie Bonnafous et Mme Monique Vallier Savy


(Documentaire) Jack from Tunis, Claudine Bourbigot, La Marée monte / Injam Production 2013, 91 min, Français, Couleur, ECPAD et Ciné +


Archives Nationales, Archives Films Régent, Archives du Mémorial de la Shoah

 

Pour tout complément d’information : celia.de.saint.riquier@gmail.com




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