Par Margot Lecocq
« Cent ans avant les impressionnistes […] Fragonard a été des leurs, il a parlé leur langue […] quelle finesse dans ses tableaux, qui ne sont encore que des préfaces. »
- Charles Blanc, "Les Fragonard de la collection Walderfin", Le Temps, 1880.
Faire souffler un vent nouveau sur la manière d’appréhender l’impressionnisme !
Telle est la promesse tenue par le musée Marmottan Monet depuis le 18 octobre dernier, à l’occasion de l’exposition « Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle ». L’approche, qui se veut tout autant inédite que le sujet, permet une plongée dans la vie de l’une des peintres les plus connues du XIXe siècle. À quelques semaines seulement de la fermeture de l’exposition, les visiteurs ne peuvent que se presser d’aller admirer cette profusion de chefs-d’œuvre parmi lesquels des prêts prestigieux. Véritable bouffée d’air frais, ce dialogue entre les siècles jette un nouveau regard sur l’art de Berthe Morisot (1841-1895) que l’on redécouvre alors avec un plaisir certain.
Au temps des gender studies, où la recherche et le public portent un intérêt croissant aux artistes femmes de l’époque contemporaine mais aussi des siècles passés, Berthe Morisot et son œuvre apparaissaient comme une évidence.
La richesse du fond Morisot conservé par le musée Marmottan Monet (peintures, aquarelles, pastels et dessins) suffisait à elle seule à justifier cette entreprise. Si l’on ajoute la toute récente actualité britannique autour de l’œuvre de l’artiste avec l’exposition « Berthe Morisot : Shaping Impressionism » à la Dulwich Picture Gallery de Londres (du 31 mars au 10 septembre 2023), aux côtés des évènements parisiens des dernières années parmi lesquels l’exposition « Berthe Morisot (1841-1895) » qui se tenait en 2019 au musée d’Orsay (du 18 juin au 22 septembre), et l’exposition « Julie Manet : la mémoire impressionniste » proposée en 2022 par le musée Marmottan Monet (du 19 octobre 2021 au 20 mars 2022) - ce nouveau rendez-vous avec Berthe Morisot semblait couler de source.
L’ambition considérable des commissaires permet à cette nouvelle présentation d’éviter l’écueil d’un déjà-vu frustrant. Bien au contraire ! L’exposition s’attache à étudier l’œuvre de Berthe Morisot en regard de l’art du XVIIIe siècle, source d’influence extrêmement féconde pour beaucoup d’artistes de la génération impressionniste. Ce lien, pourtant évident – comme le démontrent magistralement l’exposition et le catalogue –, n’avait été que peu éclairé des lumières de l’histoire de l’art. Tel était donc le but : donner à voir cette facette méconnue d’une Berthe Morisot façonnée par le siècle du rococo, plus intime, dotée d’une grâce subtile, en faisant la digne héritière des plus grands maîtres de leur temps, qu’étaient alors Jean-Honoré Fragonard (1732-1806), François Boucher (1703-1770), Antoine Watteau (1684-1721), Maurice Quentin de La Tour (1704-1788) et Jean-Baptiste Perronneau (1715-1783). Bien qu’il s’agisse d’une exposition féminine en tous points, la part belle est faite aux artistes du XVIIIe siècle qui, mis à part quelques exceptions célébrissimes (notamment Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842)), étaient essentiellement des hommes.
Au XIXe siècle, la redécouverte et la réhabilitation de l’art du XVIIIe siècle se veulent progressives. D’abord rejeté à la suite de la Révolution française, puis considéré comme trop libertin et affriolant, associé à des figures historiques encore décriées (notamment celles de Madame de Pompadour, de Madame du Barry, et de Marie-Antoinette), cet art réveille peu à peu l’intérêt de collectionneurs (tels Martinet et Walderfin par exemple) qui, tout au long du siècle, exposent ou revendent les toiles de ces grands maîtres (Chardin, Boucher, Watteau, Fragonard, Perronneau, de la Tour). Initialement peu présente au sein des collections publiques, l’école française du XVIIIe siècle bénéficie d’un retour en grâce institutionnel à partir des années 1850, auquel s’ajoute dès 1860 l’exceptionnelle exposition Martinet (présentant quatre cent trente-trois œuvres de la main de ces artistes), puis l’important Legs La Caze de 1869 au musée du Louvre. En 1885, l’exposition des pastellistes français apparaît comme une révélation pour Berthe Morisot.
Au travers d’un parcours chronologique, l’exposition propose donc une nouvelle lecture de l’œuvre de Berthe Morisot tout en mettant en lumière le changement de perception de la seconde moitié du XIXe siècle vis-à-vis de l’art du XVIIIe siècle. L’univers bourgeois et intellectuel dans lequel elle évolue est intelligemment passé au crible, ce qui permet de mieux entrevoir ses sources d’inspiration, et de comprendre la construction de son goût pour le siècle précédent. Sensibilisée très jeune au mode de vie du XVIIIe, dont elle côtoie quotidiennement les objets, les décors, les œuvres et autres souvenirs (d’abord chez les Riesener, aux côtés de la duchesse de Castiglione, puis dans les quelques expositions d’art ancien tenues par des collectionneurs privés, et ensuite au sein des différentes institutions publiques européennes, notamment au musée du Louvre, au musée du Prado ou encore à la National Gallery), elle partage cette passion avec son époux Eugène Manet, lui aussi fervent admirateur de la peinture de l’école française du XVIIIe siècle. L’exposition revient également sur les artistes anglais du siècle des Lumières, et notamment sur les peintres Thomas Gainsborough (1727-1788), Joshua Reynolds (1723-1792) et George Romney (1734-1802), que Berthe Morisot appréciait tout particulièrement. La littérature et les arts décoratifs jouent quant à eux un rôle prépondérant dans l'émergence de ce goût et par la suite, dans son œuvre. Cela permet au visiteur de mieux se rendre compte de la façon dont des objets XVIIIe – que ce soient des objets du quotidien, du mobilier ou des éléments de décor –, ont exercé une influence profonde sur une Berthe Morisot déjà familière de cet univers. Les thématiques qu’elle explore sont d’une richesse infinie : féminité, enfance, maternité, nature et paysages, arts décoratifs, spiritualité, ou encore mythologie. Tout semble la fasciner !
« [Morisot] broie sur sa palette des pétales de fleurs, pour les étaler ensuite sur la toile en des touches spirituelles. »
- Charles Ephrussi, 1880.
L’autre focale majeure de l’exposition concerne la pratique picturale de Berthe Morisot, alliant considérations contemporaines et références à l’art du passé. Sa formation au plein-air auprès des peintres Achille Oudinot et Camille Corot ainsi que sa sensibilité à la nature sont mentionnées. Il en va de même concernant sa pratique de la copie au musée du Louvre (non pas au sens de copie stricto sensu, mais bien au sens d’une imprégnation lui permettant de saisir l’esprit de l’art du XVIIIe siècle). Cependant, ce sont surtout ses habitudes rappelant celles des artistes du XVIIIe qui sont mises à l’honneur : la réalisation d’études préparatoires ainsi que sa pratique du pastel notamment, technique qu’elle manie à la perfection au même titre que de La Tour ou Perronneau. Comme le mentionne très justement le catalogue, la grâce et la légèreté de son geste évoquent admirablement la sprezzatura des maîtres du XVIIIe siècle, tout en conférant beaucoup d’humanité à ses figures. Sa maîtrise des coloris mêlant tons clairs et teintes pastels à un rendu extrêmement lumineux, confère à ses œuvres un effet vaporeux et une élégance certaine.
La scénographie de l’exposition est tout particulièrement soignée et réussie. Il a été privilégié d’accrocher les œuvres XVIIIe aux côtés des œuvres XIXe, ce qui permet une véritable comparaison visuelle. Les murs sont quant à eux peints de rose, de lilas, de crème et d’autres tons clairs qui rappellent ceux de Berthe Morisot, mais aussi de Fragonard ou de Boucher. Si l’effet général est très coquet, la scénographie se veut délicate, subtile et évite ainsi de tomber dans l’extravagance, venant alors créer un cadre à la hauteur de ces œuvres d’une très belle facture. L’éclairage est lui aussi adapté à la présence de nombreux arts graphiques – majoritairement des pastels – et, bien que tamisée (dans un souci évident de conservation), la lumière projetée sur les œuvres semble renforcer leur propre luminosité qui irradie d’une salle à l’autre.
Ajoutons à cela l’excellent catalogue édité pour l’occasion, et qui malgré quelques redites çà et là, approfondit avec une grande clarté le propos de l’exposition. Cette dernière a notamment permis de lever le voile sur l’un des mystères et fantasmes qui entouraient l’histoire de Berthe Morisot, à savoir son lien de parenté biologique avec Jean-Honoré Fragonard. Mis en avant de son vivant par ses contemporains et par la critique dans le cadre d’une parenté artistique, ce compliment a largement été utilisé puis enjolivé par Julie Manet (fille de Berthe Morisot et d’Édouard Manet) pour justifier du talent de sa mère et en diffuser l’œuvre.
Après de nombreuses recherches scientifiques et biologiques, le musée Marmottan Monet a pu apporter une réponse à cette énigme : Berthe Morisot et Fragonard n’étaient pas parents, pas même d’une quelconque manière que ce soit. Si les ancêtres de Berthe avaient peut-être gravité dans le proche entourage de Fragonard, le lien qui unit les deux artistes est simplement pictural et esthétique.
Présentant peintures, arts graphiques, objets d’art et documents d’archives, évoquant l’art de la tapisserie mais aussi l’histoire du vêtement d’époque, au travers d’une diversité d’artistes allant de Watteau à Degas, en passant par Marcello, Manet, Reynolds, Nattier et Fragonard, l’exposition « Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle » embrasse tous les champs de l’art.
On y découvre une Berthe Morisot qui intègre des considérations XVIIIe à sa pratique, sans pour autant renoncer à la modernité de son temps, donnant ainsi naissance à des œuvres spectaculaires, remplies d’émotion et démontrant tout son talent pour dépeindre la psychologie de ses modèles. Devenue une pastelliste n'ayant plus rien à envier aux plus célèbres maîtres du passé, Berthe Morisot laisse alors exprimer avec grâce la pluralité de ses talents, elle qui pouvait tout peindre et tout esquisser, du portrait à la scène mythologique, du paysage à la scène de genre, en rompant le schéma classique de l’évolution des arts.
Une exposition à donc voir de toute urgence.
"Berthe Morisot et l’art du XVIIIe siècle"
Musée Marmottant Monet
Jusqu’au 03 mars 2024
Commissariat :
Dominique d’Arnoult, Docteur en histoire de l’art & Marianne Mathieu, Historienne de l’art,
En association avec Claire Gooden, Historienne de l’art et Attachée de conservation au musée Marmottan Monet
Tarifs : de 9 à 14€
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