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Anthony Blunt, un historien d’art au service du KGB




C’est un coup de tonnerre qui s’abat sur Westminster le 16 novembre 1979. Margaret Thatcher, qui vient de s’installer au 10 Downing Street, est interrogée par un député travailliste à propos d’un livre du journaliste Andrew Boyle évoquant un espion ayant agi au sein des services de renseignement du Royaume-Uni. Pour lui répondre, celle-ci confirme l’existence d’un véritable secret d’État : Anthony Blunt, historien d’art de grande renommée et ancien conservateur des collections royales, était en réalité un espion à la solde des Soviétiques. Le scandale fait aussitôt la une des grands journaux nationaux. La nouvelle qui vient d’être communiquée au grand public était pourtant connue des services secrets britanniques depuis quinze ans déjà. Coupe-File Art revient sur l’étonnant parcours d’une figure majeure de l’histoire de l’art, prise au cœur de l’affaire dite des « Cinq de Cambridge ».


Anthony Blunt (1907-1983)

Anthony Blunt naquît le 26 septembre 1907 à Bournemouth avec pour père un pasteur, cousin germain d'Elizabeth Bowes-Lyon, la mère de la reine. La famille est plutôt de condition modeste et c’est dans ce contexte que le jeune garçon commence son éducation dans une public school aux méthodes éducatives parfois assez rudes. Élève appliqué, il obtient d’excellents résultats scolaires, au point de décrocher une bourse lui permettant de s’inscrire au Trinity College, la prestigieuse université de Cambridge.


Au sein de l’établissement, Blunt trouve rapidement sa place dans ce nouvel univers constitué de fils de la bonne société britannique, destinés à occuper les plus hautes fonctions de l’État. Étudiant en lettres modernes, il sait se montrer agréable auprès de ses pairs et se fait accepter dans le groupe de Bloomsbury, un cercle d’intellectuels et d’artistes se plaçant en rupture avec la société contemporaine. Mieux encore, il intègre un groupe encore plus fermé, celui des « Apôtres » de Cambridge, une sorte de société secrète servant de cercle de discussion et qui fut présidée par l'économiste John Maynard Keynes. Bien en vue dans ce petit monde, il va très vite se lier d’amitié avec plusieurs de ses camarades, notamment avec un certain Guy Burgess.


Nicolas Poussin (1594-1665), Eliezer et Rebecca, 1648, huile sur toile, musée du Louvre

En parallèle de sa vie sociale pour le moins active, c’est durant cette période que Blunt décide de se lancer dans l’histoire de l’art. En voyage en France avec son père, il découvre l’œuvre de Nicolas Poussin, un artiste ignoré du grand public de l’époque. Il en devient petit à petit un spécialiste au point de réaliser une thèse sur le peintre français dans le courant des années 1930. Remarqué pour son travail, il lui arrive de donner des conférences au prestigieux institut Courtauld, premier établissement d’histoire de l’art créé en Angleterre en 1932.


A ce stade, rien ne permet d’imaginer Anthony Blunt, intellectuel et universitaire brillant, comme une recrue potentielle du NKVD, les services secrets de la Russie soviétique. Comment en est-on arrivé là ? La réponse est simple. Au milieu des années 1930, les services d’espionnage russes cherchent à créer un réseau d’informateurs dans les différentes capitales d’Europe. Le milieu universitaire de Cambridge devient alors d’un grand intérêt car, nous l’avons dit, les étudiants qui s’y trouvent seront amenés à occuper d’importantes fonctions au sein du gouvernement ou au renseignement britannique. Le campus est d’autant plus intéressant qu’il est alors très favorable à l’idéologie communiste. Beaucoup s’en revendiquent et certains vont même jusqu’à prendre leur carte au parti, à l’image de Guy Burgess, l’ami de Blunt.


Par l’intermédiaire d’Arnold Deutsch, un étudiant d’origine autrichienne acquis à leur cause, le NKVD va recruter de nombreux agents au sein même du Trinity College. C’est d’abord le cas de Kim Philby, étudiant en économie et en histoire, puis de Guy Burgess. Ce sont les deux premières recrues constituant les « Cinq de Cambridge ». Ceux-ci quittent cependant l’université et il faut trouver à nouveau d’autres contacts sur place. Deutsch décide alors d’approcher Blunt afin de le convaincre.


Pourquoi les Russes s’intéressent-ils à un étudiant en histoire de l’art ? D’abord parce qu’idéologiquement Blunt est compatible avec les activités du NKVD. Il est particulièrement préoccupé par la montée du fascisme en Europe et partage, lui-aussi, des sympathies avec l’idéologie communiste. Ensuite parce qu’il présente une personnalité idéale pour devenir espion : malgré ses facilités à se faire de nombreuses relations sociales il reste très discret sur sa vie privée et méfiant à l’égard de son entourage. Blunt mène en effet déjà une sorte de double vie liée à son homosexualité, difficile à assumer dans l’Angleterre de l’époque qui la condamne pénalement et la considère comme une maladie mentale. Progressivement, Deutsch parvient à recruter Blunt, qui recrute à son tour d’autres étudiants : Donald Maclean et John Cairncross.


Institut Courtauld, Somerset House, Londres, 2006

La carrière d’espion d’Anthony Blunt s’interrompt pourtant rapidement. En 1937, Staline qui réalise de grandes purges dans les administrations de l’Union soviétique, rappelle à Moscou les officiers de liaison du NKVD partis à l’étranger. Il préfère se consacrer dorénavant aux affaires intérieures du pays plutôt qu’aux réseaux communistes internationalistes dont il se méfie. Pour l’historien d’art âgé de 30 ans, il est temps de tourner la page. Il retourne pleinement à ses activités de recherche et d’écrivain. A cette époque, il devient professeur à l’institut Courtauld et il rédige des articles dans la presse spécialisée. Plus rien ne semble le relier à l’espionnage.


Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale va cependant réactiver les réseaux d’informateurs soviétiques en Angleterre. Dès 1939, Staline envoie Anatoli Gorski à Londres comme correspondant auprès des Britanniques. Il sert aussi d’officier de liaison pour le NKVD. A ce titre, il reprend contact avec les cinq anciens étudiants de Cambridge qui intègrent tous les services du renseignement britannique. John Cairncross est même attaché au service du mathématicien Alan Turing, chargé de déchiffrer le code de la machine Enigma. Anthony Blunt est engagé grâce à des amis dans les services du MI5, la sécurité intérieure du Royaume-Uni. Ensemble, c’est près de 2000 documents qu’ils transmettent à l’URSS, notamment des informations sur la date et les lieux du débarquement en Normandie.


Affiche de l'exposition "Nicolas Poussin" au musée du Louvre, 1960

A peine la guerre terminée, Blunt décide de rompre avec les Russes. Il s’arrange pour reprendre à nouveau ses activités d’historien de l’art tout en se retirant progressivement de son poste au MI5. De par sa grande notoriété universitaire, il devient conservateur des collections royales et conseiller spécial de la reine en 1945. Il occupe aussi le poste de directeur de l’institut Courtauld et de professeur à l’université de Londres dès 1947. Reconnu internationalement durant les années 1950 et 1960, il rédige alors d’importants ouvrages qui font autorité. Parmi ceux-ci, citons son Art et architecture en France, 1500-1700, publié en 1953, ou bien encore La théorie des arts en Italie, 1450-1600, sorti en 1966. Notons également le montage de deux expositions sur Nicolas Poussin dont il est devenu le spécialiste incontesté, l’une au musée du Louvre en 1960, l’autre à Rome, à la Villa Médicis en 1977-1978. Une fois de plus, la double vie d’Anthony Blunt semble désormais être de l’histoire ancienne.


Mais s’il parvient à s’éloigner des Russes, les ennuis proviennent désormais du Royaume-Uni. En effet, dès 1948, le MI6 comprend la présence d’une ou plusieurs taupes dans ses services en constatant d’importantes fuites de documents confidentiels à destination de Moscou. En partenariat avec la CIA, les Britanniques démasquent Maclean puis Burgess en 1951. Ces derniers, prévenus par Philby qui travaille encore au MI6, s’enfuient en URSS au nez et à la barbe du contre-espionnage. C’est Blunt qui est chargé de vérifier à leurs domiciles qu’il ne reste pas de traces derrière les deux hommes après leur départ. Philby est quant à lui dénoncé par Edgar Hoover, directeur du FBI, auprès des Britanniques mais il est blanchi publiquement par le Premier Ministre Harold Macmillan en 1963, afin d’éviter un nouveau scandale après l’affaire Maclean et Burgess. L’étau se ressert autour de Blunt. Il est interrogé à de nombreuses reprises par le MI5 jusqu’en 1964 où il est dénoncé aux services américains par une de ses anciennes recrues de Cambridge.


Rob Bogaerts/Anefo, Margaret Thatcher en 1983, archives nationales des Pays-Bas

S’il est démasqué, Anthony Blunt ne sera jamais inquiété par la justice. Les agents du contre-espionnage britannique lui ont proposé de se mettre à table en échange d’une totale immunité. Il ne quitte ainsi son poste à Buckingham Palace qu’en 1973 et la direction de l’institut Courtauld l’année suivante. Personne ne sait encore aujourd’hui si pendant tout ce temps, Elizabeth II était informée du coupable passé de son conseiller spécial. Toujours est-il que lorsque Margaret Thatcher annonce publiquement sa trahison, il est immédiatement déchu de son titre de chevalier et violemment insulté par certains journaux lui reprochant son homosexualité. Dans une interview donnée à la télévision quelques jours après l’intervention de la « Dame de fer » aux Communes, Blunt tenta de justifier son rôle d’espion en affirmant n’avoir livré à un allié que des renseignements à propos de l’Allemagne nazie et jamais concernant la sécurité intérieure du Royaume-Uni. Il exprima toutefois des regrets d’avoir trahi son pays. Pour autant, rien ne permet à ce jour de connaître l’ampleur de la compromission de Blunt avec les Soviétiques. Il s’éteint finalement quatre ans plus tard à Londres, sans obsèques officielles. De lui, il ne reste plus dans les mémoires que son brillant et important travail de recherche ainsi que ses ouvrages sur l’art français et italien aux XVIe et XVIIe siècles.

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