Récompensé le 27 mai dernier d’une Palme d’or au Festival de Cannes, le dernier long-métrage de Justine Triet nous plonge dans l’intimité d’un couple à travers un film de procès puissant. Sorti en salles le 23 août, Anatomie d’une chute est une véritable leçon d'humanité.
Sandra Voyter (Sandra Hüller) est une romancière allemande à succès qui vit en Savoie avec son mari Samuel Maleski (Samuel Theis) et son fils malvoyant de onze ans, Daniel, avec lequel elle échange en anglais et en français. Elle reçoit un jour la visite d’une étudiante préparant une thèse sur ses romans. Pendant l’entretien, le mari de Sandra, qui fait des travaux dans le grenier de la maison, met de la musique à un volume particulièrement élevé, les empêchant de poursuivre leur discussion. Au départ de la jeune femme, Daniel sort également afin de se promener avec son chien-guide Snoop, dont la prestation lui a valu le Palm Dog 2023. A son retour, et dans un plan-séquence mémorable placé à la hauteur du chien, Daniel trouve son père allongé dans la neige, dans une mare de sang, visiblement tombé par la fenêtre du grenier.
C’est ainsi que débute le film qui porte ensuite sur l’enquête et le procès autour de la mort de Samuel. Sandra est épaulée par un ancien ami avocat, interprété magistralement par Swann Arlaud dans un rôle dans lequel on ne l’attendait pas forcément. Au cours des séances, le couple est disséqué, analysé, accusé, et ce devant les yeux de leur jeune fils, qui se voit forcé de grandir trop tôt.
« Quand on ne peut pas savoir, il faut choisir »
Cette phrase, adressée à Daniel par la femme chargée de garantir la protection de son témoignage puisqu’il vit encore avec sa mère au cours du procès, résonne tout au long du film. Justine Triet ne nous donne pas la réponse, et nous laisse, comme Daniel, forcés de choisir ce que nous pensons être la vérité. Meurtre, suicide ou accident, le film penche relativement plus d’un côté que d’un autre, sans pour autant nous affirmer une vérité unique (un plan par exemple, qui intervient à un moment stratégique du film, semble nous donner une réponse, mais il est impossible de savoir s’il s'agit d'une vision réelle ou bien imaginaire). Le spectateur est ainsi placé en véritable juré. Cet abandon du spectateur rappelle la récente série The Staircase (Antonio Campos et Maggie Cohn, 2022), adapté du documentaire sur la condamnation de Michael Peterson pour la mort de sa femme Kathleen, qui reconstitue également trois « versions » de sa mort, sans trancher.
Dissection de l’humain
L’équilibre du film est la première chose qu'il faut reconnaitre à la réalisatrice. Le film n’use presque d’aucune musique, mis à part l’air entêtant de PIMP (repris par Bacao Rhythm & Steel Band) jouant sur l’enceinte au moment du drame. Le son, pourtant, est au centre du film. Se trouve ainsi un double enjeu dans cette utilisation du son : de point de repère pour Daniel qui doit se guider sans la vue, il passe à un élément de désorientation pour le jeune garçon lorsqu’un enregistrement du couple cristallise un mal-être ambiant. Ce passage, qui est reconstitué à l’écran, montre une dispute d’une puissance et d’une intelligence qui n'est pas sans rappeler le film Marriage Story (Noah Baumbach, 2019). D’un discours d’abord calme et raisonné, Sandra et Samuel tombent peu à peu dans l’exagération et l’affect jusqu’à basculer vers l’irrattrapable violence verbale et physique. Le film montre ainsi toute la complexité de l’humain, qu’elle agisse au sein d’un couple, d’une famille, ou bien de façon solitaire. La direction des acteurs fait des personnages des êtres complexes et nuancés (il faut noter la prestation du jeune Milo Machado Grane) et ce malgré un scénario qui n’abuse pas de répliques inutiles. Les nombreux silences accentuent les tempêtes internes des différents protagonistes et témoignent aussi de la frustration que doit essuyer Sandra, forcée de se défendre dans une langue qu’elle ne maitrise pas.
Le seul déséquilibre du film peut être perçu dans ses cinq minutes finales, qui rompent de façon nette avec le rythme du reste du long-métrage. Mais cette inégalité peut s'expliquer par une volonté affirmée de rupture de la réalisatrice, qui peut ainsi faire sens dans la narration.
Il est impossible de réduire Anatomie d'une chute à un film de procès. C'est une œuvre qui aborde de nombreuses questions, que cela soit sur la difficile nuance entre bien et mal, sur la justice et ses biais, ou bien sur la maternité et les liens entre enfant et parents. Il mérite amplement son accueil critique, et nous livre une véritable leçon sur le cinéma ainsi que sur nous-mêmes.
Copyright photo de couverture : ©Justine Triet
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